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[Assurances] Licence unique et home country control : les vertus salvatrices des clauses de sauvegarde, R.D.C.-T.B.H., 2017/10, p. 1064-1070

ASSURANCES
Droit européen - Principe de l'agrément unique - Principe du contrôle par l'Etat membre d'origine - Réputation des actionnaires et des dirigeants - Compétence de l'Etat membre de la prestation de services - Situation d'urgence - Interdiction faite à une société d'assurances établie dans un autre Etat membre de conclure de nouveaux contrats sur le territoire de l'Etat membre de la prestation de services
Le droit de l'Union s'oppose à ce que les autorités de contrôle d'un Etat membre prennent, à l'égard d'une entreprise d'assurance opérant sur le territoire de cet Etat membre sous le régime de la libre prestation de services, des mesures telles que l'interdiction de conclure de nouveaux contrats sur ce territoire, fondées sur le non-respect, originaire ou non, apprécié discrétionnairement, d'une condition d'agrément telle que celle relative à la réputation des actionnaires et des dirigeants.
En revanche, le droit de l'Union ne s'oppose pas à ce que cet Etat membre, dans l'exercice des prérogatives qui, en situation d'urgence, lui sont propres, établisse si certaines insuffisances ou incertitudes relatives à l'honorabilité des actionnaires ou des dirigeants de l'entreprise d'assurance concernée révèlent un danger réel et imminent que se produisent des irrégularités au détriment des intérêts des assurés ou des autres personnes susceptibles de bénéficier des couvertures d'assurance souscrites et, si tel est le cas, qu'il adopte immédiatement des mesures conservatoires telles qu'une interdiction de conclure de nouveaux contrats sur son territoire.
VERZEKERINGEN
Europees recht - Beginsel van één enkele vergunning - Beginsel van toezicht door de lidstaat van herkomst - Reputatie van de aandeelhouders en de bestuurders - Bevoegdheid van de lidstaat waar de diensten worden verricht - Dringend geval - Verbod voor een in een andere lidstaat gevestigde verzekeringsmaatschappij om nieuwe overeenkomsten te sluiten op het grondgebied van de lidstaat waar de diensten worden verricht
Het Europees recht verzet zich ertegen dat de toezichthoudende autoriteiten van een lidstaat, jegens een onderneming die in het kader van het vrij verrichten van diensten op het grondgebied van deze lidstaat werkzaam is, maatregelen treffen, zoals het verbod om op het grondgebied van deze staat nieuwe verzekeringsovereenkomsten te sluiten, op grond van het discretionaire oordeel dat van meet af aan niet was voldaan, of thans niet meer wordt voldaan, aan een vereiste voor het verlenen van de vergunning om verzekeringswerkzaamheden te verrichten, zoals het vereiste betreffende de reputatie van de aandeelhouders en de bestuurders.
Het Europees recht verzet zich er echter niet tegen dat deze lidstaat in het kader van de uitoefening van de bevoegdheden die hij in dringende gevallen heeft, uitmaakt of bepaalde tekortkomingen of onzekerheden betreffende de goede reputatie van de aandeelhouders of bestuurders van de betrokken verzekeringsonderneming wijzen op een daadwerkelijk en dreigend gevaar dat onregelmatigheden worden begaan ten nadele van de belangen van de verzekerden of van de andere personen die voor dekking door afgesloten verzekeringen in aanmerking komen, en indien dat het geval is, onmiddellijk conservatoire maatregelen treft, zoals het opleggen van een verbod om op zijn grondgebied nieuwe overeenkomsten te sluiten.
Licence unique et home country control: les vertus salvatrices des clauses de sauvegarde
Jean-Marc Binon [1]
Les faits à l'origine de l'affaire

1.L'importance de cet arrêt [2] n'échappera pas aux professionnels de l'assurance, et, quand on sait l'essor qu'a pris, depuis le milieu des années 90, la libre prestation des services dans certaines branches d'assurance, l'on peut s'étonner qu'il ait fallu attendre aussi longtemps pour voir surgir, pour la première fois, dans les prétoires européens la question délicate de l'articulation des compétences respectives de l'Etat membre d'origine d'un assureur et de l'Etat membre vers lequel cet assureur dirige ses activités en libre prestation de services (Etat membre d'accueil/de la prestation).

2.Les faits à l'origine de cette affaire, qui sont antérieurs à l'entrée en vigueur de la directive « Solvabilité II » du 25 novembre 2009 [3] et qui relèvent, par conséquent, du champ d'application temporelle de la troisième directive « assurance non-vie » du 18 juin 1992 (directive n° 92/49) [4], peuvent se résumer comme suit.

M. Lentini, un ressortissant italien, a créé, par personne morale interposée, une entreprise d'assurance de droit roumain, Onix Asigurari, principalement active en Italie par la voie de la libre prestation des services [5], dans le domaine de l'assurance caution d'entreprises privées retenues à la suite de procédures de passation de marchés publics. Informée de l'existence, en Italie, de différentes condamnations, notamment pénales, entachant la réputation de M. Lentini, actionnaire de référence mais aussi président-directeur général d'Onix Asigurari, l'autorité de contrôle italienne [l'Istituto per la Vigilanza Sulle Assicurazioni (IVASS)] a demandé à son homologue roumaine [l'Autoritatea de Supraveghere Financiara (ASF)] de révoquer l'agrément de cette entreprise, en sa qualité d'autorité de contrôle de l'Etat membre d'origine de cette dernière (home country control), au motif que son actionnaire de référence ne satisfaisait pas aux conditions d'honorabilité énoncées par la directive n° 2007/44/CE [6] et précisées par des lignes directrices du 18 juillet 2008 établies conjointement par les trois comités dits de « niveau 3 » qui rassemblent les autorités de surveillance du secteur financier (CEBS, CESR et CEIOPS [7]).

3.L'autorité roumaine ayant fait savoir qu'elle n'était pas en mesure de procéder à cette révocation en raison de l'absence de transposition en droit roumain des critères d'évaluation énoncés par ces lignes directrices, l'IVASS a décidé, le 20 décembre 2013, d'interdire à Onix Asigurari de conclure de nouveaux contrats d'assurance sur le territoire italien, sur le fondement, notamment, de l'article 40, 6., de la directive n° 92/49, aux termes duquel les Etats membres peuvent, en leur qualité d'Etat membre d'accueil (en l'occurrence, en tant qu'Etat membre destinataire des prestations de services), prendre, « en cas d'urgence », des mesures appropriées visant à prévenir la survenance d'irrégularités sur leur territoire, y compris une mesure interdisant à l'assureur concerné de conclure de nouveaux contrats sur celui-ci [8].

4.A la suite de la décision de l'IVASS, Onix Asigurari a déposé plainte, en février 2014, auprès de l'Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP).

Cette plainte a été rejetée au fond, par une décision du président de cette autorité du 6 juin 2014, au motif principal que les autorités compétentes de l'Etat membre de la prestation de services sont autorisées à prendre, en cas d'urgence, des mesures appropriées telles que celles visées à l'article 40, 6., de la directive n° 92/49, lorsque leurs préoccupations ne peuvent être rencontrées par la voie de la coopération entre autorités de contrôle. Cette position a été confirmée par une lettre de l'AEAPP du 24 novembre 2014.

Le recours formé par Onix Asigurari contre cette lettre devant la commission de recours de l'AEAPP a été rejeté, par une décision de cette commission du 3 août 2015, comme irrecevable au motif qu'il était dirigé contre un acte purement confirmatif de la décision du 6 juin 2014, laquelle n'avait pas été contestée en temps utile.

Le recours introduit par Onix Asigurari contre les décisions de l'AEAPP du 6 juin 2014 et du 3 août 2015 devant le Tribunal de l'Union européenne a, à son tour, été rejeté par une ordonnance du 24 juin 2016, comme étant en partie manifestement irrecevable et en partie manifestement dépourvu de tout fondement en droit [9].

5.Parallèlement, Onix Asigurari a introduit un recours contre la décision de l'IVASS du 20 décembre 2013 devant le tribunal administratif régional pour le Latium. Ce dernier a rejeté ce recours, estimant en substance que la constatation selon laquelle l'actionnaire de référence de l'entreprise d'assurance opérant en libre prestation de services ne remplit pas les exigences de réputation requises pour pouvoir exercer ses activités sur le territoire italien constitue un motif d'urgence de nature à légitimer l'intervention de l'IVASS, par dérogation au principe du contrôle par l'Etat membre d'origine.

Onix Asigurari a interjeté appel du jugement de première instance devant le Conseil d'Etat italien, qui s'est tourné vers la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après la « Cour ») pour obtenir son interprétation, notamment, de l'article 40, 6., de la directive n° 92/49.

L'ombre de l'abus de droit

6.Même si la question ne fut pas soumise, comme telle, à la Cour, l'on ne peut manquer de s'interroger, à titre liminaire, sur les conditions dans lesquelles il a, en l'espèce, été fait usage de la libre prestation de services consacrée par l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE).

L'on rappellera que, dans sa communication interprétative de février 2000 intitulée « Liberté de prestation de services et intérêt général dans le secteur des assurances » [10], la Commission européenne, se prévalant d'une jurisprudence constante de la Cour, a tenu à rappeler que la libre prestation de services se singularise, par rapport à la liberté d'établissement, par son caractère temporaire, lequel doit s'apprécier en fonction, notamment, de la fréquence, de la périodicité et de la continuité des activités en cause. Dans cette même communication, elle ajoute, toujours en prenant appui sur la jurisprudence de la Cour, que l'Etat membre d'accueil est en droit de prendre des dispositions destinées à empêcher que cette liberté soit utilisée de manière abusive par un prestataire dont l'activité serait entièrement ou principalement tournée vers son territoire en vue d'échapper aux règles professionnelles qui lui seraient applicables au cas où il souhaiterait s'établir sur le territoire de cet Etat membre d'accueil [11].

7.Comment ne pas être interpellé, à la lumière de telles indications, par le cas de ce citoyen italien qui, se sachant de toute évidence « banni » de l'exercice d'activités financières en Italie par l'effet de diverses condamnations et sanctions pénales et administratives encourues dans cet Etat membre en relation avec l'exercice antérieur d'activités de crédit ou de caution, décide de créer en Roumanie, par le truchement d'une société de droit roumain, une entreprise d'assurance dont il est à la fois l'actionnaire unique et le président-directeur général, et qui dirige la majeure partie de ses activités vers l'Italie?

Une telle initiative relève-t-elle d'un usage légitime de la libre prestation de services? Ne tombe-t-elle pas sous le coup de l'interdiction du contournement du droit national (en l'occurrence, du droit italien) précisément mise en exergue par la Commission dans sa communication? Est-ce là la conception de la libre prestation de services qu'avaient les pères fondateurs de l'Europe lorsqu'ils ont inscrit, dans le Traité de Rome, cette liberté fondamentale au rang des instruments censés oeuvrer à une intégration harmonieuse des marchés économiques? Bien qu'il ne soit pas possible de déterminer dans l'abstrait la fréquence à partir de laquelle la fourniture de services ne peut plus être considérée comme de la libre prestation de services [12], et s'il faut toujours être prudent avant de crier à la fraude, l'on ne peut que partager la perplexité exprimée à cet égard par M. l'avocat général Bot dans ses conclusions du 9 novembre 2016 dans cette affaire [13].

Le contenu de l'arrêt commenté

8.Quoi qu'il en soit, le débat porté devant la Cour par le Conseil d'Etat italien s'est situé ailleurs. La Cour a, en effet, été appelée à se prononcer (uniquement) sur la question de savoir si la législation européenne en matière d'assurance (en l'occurrence, non-vie) - plus particulièrement, l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 - permet que l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil/de la prestation (host country control) impose en urgence, à des fins de protection des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance, une interdiction de conclure de nouveaux contrats sur son territoire à une entreprise d'assurance qui opère en libre prestation de services sur la base d'un agrément délivré par l'autorité de contrôle d'un autre Etat membre (home country control), parce qu'elle estime que cette entreprise ne satisfait pas à une condition d'octroi de cet agrément, à savoir celle tenant à la réputation de l'actionnaire de référence (en l'occurrence, également président-directeur général de l'entreprise).

9.S'appuyant sur différents considérants et les articles 4, 6 et 14 de cette directive [14], la Cour, dans son arrêt du 27 avril 2017 [15], a, tout d'abord, souligné que, eu égard aux deux principes fondateurs du marché intérieur des assurances que sont, d'une part, celui de l'agrément unique valable pour l'ensemble du territoire de l'Union et, d'autre part, celui du contrôle (prudentiel) des entreprises d'assurance par leur Etat membre d'origine (à savoir celui de leur siège social), seules les autorités compétentes de cet Etat membre (en l'occurrence, les autorités roumaines), à l'exclusion de celles des autres Etats membres, peuvent vérifier si une entreprise d'assurance satisfait aux conditions de délivrance de cet agrément unique, y compris à celle relative à l'honorabilité de ses actionnaires et dirigeants, et décider de retirer cet agrément en cas de manquement de l'entreprise concernée à ces conditions.

10.Se tournant, ensuite, vers les dispositions consacrées, à l'article 40 de la directive n° 92/49, aux mesures que les autorités de l'Etat membre de la prestation peuvent prendre en cas d'irrégularités ou de risque d'irrégularités liées aux activités exercées sur leur territoire par un assureur agréé dans un autre Etat membre, la Cour a relevé que, par dérogation à la procédure ordinaire visée aux paragraphes 4. et 5. de cet article [16], le paragraphe 6. de ce même article, qui trouve uniquement à s'appliquer aux « cas d'urgence », ne prévoit d'obligation, pour lesdites autorités, ni d'informer au préalable de telles irrégularités les autorités compétentes de l'Etat membre d'origine, ni de faire part à ces dernières de leur intention d'adopter immédiatement les mesures appropriées.

11.Cela étant, a ajouté la Cour, cet article 40, 6., n'autorise pas les autorités de l'Etat membre de la prestation à se prononcer sur le respect, par l'assureur concerné, des conditions d'agrément, dont le contrôle relève, en effet, de la compétence exclusive des autorités de l'Etat membre d'origine. La Cour a, par ailleurs, précisé que l'application de cette disposition, en particulier la condition d'urgence qui y figure, présuppose que des insuffisances ou des incertitudes relatives à l'honorabilité des dirigeants de l'entreprise d'assurance concernée révèlent un danger réel et imminent que se produisent des irrégularités au détriment des intérêts des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance.

12.Enfin, les mesures que les autorités de l'Etat membre de la prestation sont en droit d'adopter, en situation d'urgence, ne peuvent, selon la Cour, être que conservatoires, dans l'attente d'une décision des autorités de l'Etat membre d'origine tirant les conséquences, au regard des conditions d'octroi de l'agrément, des éléments factuels relevés par l'Etat membre de la prestation.

13.En conclusion, la Cour a jugé que la troisième directive « assurance non-vie », en particulier son article 40, 6., s'oppose à ce que, afin de protéger les intérêts des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance, les autorités de l'Etat membre de la prestation prennent en urgence, à l'égard d'un assureur non-vie opérant sur leur territoire en libre prestation de services, des mesures telles qu'une interdiction de conclure de nouveaux contrats sur ce territoire, sur le seul fondement d'une appréciation subjective de leur part quant au non-respect, originaire ou non, par cet assureur d'une condition d'agrément telle que celle relative à l'honorabilité de ses actionnaires ou dirigeants.

En revanche, cette directive ne s'oppose pas, a estimé la Cour, à ce que l'Etat membre de la prestation, dans l'exercice des prérogatives qui, en situation d'urgence, lui sont propres, établisse si certaines insuffisances ou incertitudes relatives à l'honorabilité des dirigeants de l'entreprise d'assurance concernée révèlent un danger réel et imminent que se produisent des irrégularités au détriment des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance et, si tel est le cas, adopte immédiatement les mesures appropriées, y compris l'interdiction de conclure de nouveaux contrats sur son territoire.

Protection contre les comportements irréguliers: la clause de sauvegarde comme garde-fou aux principes cardinaux du marché intérieur

14.Le raisonnement tout en nuances développé dans l'arrêt commenté traduit incontestablement le souci de la Cour de trouver un point d'équilibre entre la préservation des principes cardinaux du marché unique de l'assurance que sont ceux de l'agrément unique et du home country control, fruits de l'harmonisation « essentielle, nécessaire et suffisante » [17] réalisée par les trois générations de directives « assurances » (vie et non-vie) en matière de conditions d'accès et d'exercice des activités d'assurance [18], d'un côté, et la prise en compte, au titre d'une « clause de sauvegarde » (sorte de « soupape de sécurité »), de l'intérêt légitime des autorités de contrôle de l'Etat membre d'accueil de prémunir leur propre marché du danger imminent que lui feraient courir, comme en l'espèce, la personnalité peu recommandable d'un actionnaire ou d'un dirigeant, ou, plus largement, les agissements suspects d'un opérateur étranger en délicatesse avec le respect des conditions d'agrément et d'exercice des activités d'assurance, de l'autre côté.

15.Les conditions objectives dont la Cour a entendu assortir la possibilité de recourir à l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 (existence d'une situation d'urgence caractérisée par des insuffisances ou incertitudes relatives au respect des conditions d'agrément, qui font naître un danger imminent et réel pour la protection des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance; nature purement conservatoire de l'éventuelle mesure d'interdiction de souscrire de nouveaux contrats) paraissent, à cet égard, aptes à garantir que l'entorse aux principes fondamentaux de l'agrément unique et du home country control que comporte cette disposition, à présent reprise à l'article 155, 4., de la directive « Solvabilité II », fasse - comme il se doit pour toute exception ou dérogation à un principe - l'objet d'une interprétation stricte et ne soit pas livrée aux aléas d'appréciations discrétionnaires de l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil quant à l'observance des conditions d'agrément, notamment de celle - sans doute exposée, plus que d'autres, à la subjectivité - de la qualité des actionnaires ou des dirigeants de l'entreprise d'assurance concernée.

En d'autres termes, si le non-respect apparent d'une condition d'agrément ne saurait suffire, en lui-même, à justifier une ingérence de l'Etat membre d'accueil dans la compétence de contrôle prudentiel revenant, en vertu des directives « assurances », à l'Etat membre d'origine, il en va autrement lorsque, comme en l'occurrence, des indices sérieux d'irrégularités graves dans le comportement passé de l'actionnaire de référence, par ailleurs dirigeant principal, de l'entreprise d'assurance concernée soulèvent de réelles craintes pour la protection des intérêts des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance dans l'Etat membre d'accueil.

16.Si, en l'occurrence, la Cour, soucieuse de ne pas empiéter sur la compétence de la juridiction de renvoi, s'est bien gardée de constater par elle-même l'existence d'éléments objectifs de nature à nourrir une telle crainte, il fait toutefois peu de doute que les différentes sanctions pénales et administratives auxquelles fut condamné par le passé M. Lentini en relation avec la conduite de ses activités financières en Italie (notamment, pour tentative d'escroquerie aggravée et irrégularités comptables), combinées au fait que l'essentiel des activités d'Onix Asigurari était tourné vers l'Italie ainsi qu'à l'absence de réaction des autorités roumaines, sont de nature à caractériser l'existence d'une situation d'urgence liée aux graves doutes pesant sur l'honorabilité de l'actionnaire de référence et dirigeant principal de cette entreprise de même qu'au risque particulièrement sérieux d'irrégularités préjudiciables, en Italie, tant aux opérateurs privés ayant contracté avec ladite entreprise qu'aux pouvoirs adjudicateurs censés être les bénéficiaires ultimes d'une couverture d'assurance caution [19].

L'on relèvera, à cet égard, que, dans leurs lignes directrices du 18 juillet 2008, le CESR, le CEBS et le CEIOPS épinglent, tout naturellement, les condamnations pour infraction à la législation financière et comptable, au sens large, comme des éléments susceptibles de jeter l'opprobre sur la réputation d'un actionnaire de référence [20].

Une prise de position implicite sur la portée matérielle de l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 (art. 155, 4., de la directive « Solvabilité II »)

17.Si l'arrêt commenté analyse correctement, à notre sens, l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 (à présent, art. 155, 4., de la directive « Solvabilité II ») comme une disposition permettant à l'Etat membre d'accueil de déroger, en cas d'urgence, à la procédure préalable de dialogue avec l'entreprise d'assurance concernée et d'information de l'Etat membre d'origine, prévue aux paragraphes 3. à 5. de cet article 40 [21], il prend également position au passage, de manière certes implicite, sur un aspect essentiel de la disposition soumise à l'interprétation de la Cour.

Les paragraphes 3. à 5. de l'article 40 de la directive n° 92/49 visent, en effet, explicitement l'hypothèse d'un manquement de l'entreprise d'assurance opérant en libre prestation de services aux règles de droit en vigueur dans l'Etat membre d'accueil  [22]. Dans ces conditions, se pose la question, âprement débattue devant la Cour, de savoir si l'article 40, 6., de la directive n° 92/49, qui dispense, dans les « cas d'urgence », les autorités compétentes de l'Etat membre d'accueil du respect de la procédure ordinaire définie aux paragraphes 3. à 5. de ce même article avant l'adoption de mesures appropriées pouvant aller jusqu'à l'interdiction de conclure de nouveaux contrats sur leur territoire, concerne uniquement - à l'instar des paragraphes de cet article qui le précèdent - les manquements de l'entreprise d'assurance aux règles qui lui sont applicables dans cet Etat membre d'accueil ou également les manquements de celle-ci aux règles relevant de l'application du droit de l'Etat membre d'origine et du contrôle des autorités de ce dernier Etat membre, telles que les règles régissant l'honorabilité des actionnaires et des dirigeants de l'entreprise d'assurance.

18.Dans ses conclusions du 9 novembre 2016, M. l'avocat général Bot a préconisé une application large de l'article 40, 6., de la directive n° 92/49, détachée de toute considération quant à l'origine des irrégularités dont la prévention est recherchée (manquement à la législation de l'Etat membre d'accueil, à la législation de l'Etat membre d'origine ou encore à la législation de l'Union).

Il s'est prévalu, à cet effet, du fait que, à la différence, notamment, du paragraphe 3., le paragraphe 6 de l'article 40 de la directive n° 92/49 est rédigé en termes généraux et ne vise pas exclusivement les manquements à la législation de l'Etat membre d'accueil. Il y aurait, du reste, une certaine « porosité » entre les dispositions qui relèvent de l'Etat membre d'origine et celles qui relèvent de l'Etat membre d'accueil, qui ferait que des mêmes faits peuvent être constitutifs d'irrégularités au regard de la législation de l'un comme de l'autre de ces Etats membres. Au demeurant, l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 comporterait, par dérogation à la procédure ordinaire prévue aux paragraphes 3. à 5. de cet article, un mécanisme préventif pour les cas d'urgence, ce qui justifierait une application souple, indépendante de l'origine de la législation qui aurait été prétendument méconnue. Enfin, les travaux préparatoires de la directive n° 92/49 militeraient en faveur de cette approche large et souple de l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 [23].

19.Sans s'en expliquer ouvertement, la Cour a emboîté le pas à cette interprétation large.

Tout en soulignant que l'article 40, 6., de la directive n° 92/49 ne peut aller jusqu'à autoriser l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil à se substituer, au mépris de l'article 4 de cette directive, à son homologue de l'Etat membre d'origine dans l'appréciation du respect par l'entreprise d'assurance concernée des conditions d'agrément, dont celle relative à l'honorabilité de ses actionnaires et dirigeants [24], la Cour admet néanmoins que l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil puisse, en cas d'urgence, recourir, à des conditions strictement définies, à cet article 40, 6., y compris lorsque le danger imminent et réel qui pèse sur la protection des assurés et des autres bénéficiaires d'assurance trouve sa source dans un manquement de l'entreprise d'assurance concernée aux règles dont elle relève dans son propre Etat membre d'origine.

Un renforcement des instruments de prévention dans la directive « Solvabilité II »

20.Ainsi qu'il a été souligné d'emblée, l'arrêt commenté a été rendu sous l'empire de la troisième directive « assurance non-vie », laquelle se bornait à prévoir, en dehors des cas d'urgence, une procédure de dialogue avec l'entreprise d'assurance concernée et d'information de l'autorité de l'Etat membre d'origine, comme préalable à l'adoption de mesures pouvant aller jusqu'à enjoindre à cette entreprise de cesser de conclure de nouveaux contrats sur le territoire de l'Etat membre d'accueil.

21.L'article 40 de la directive n° 92/49 a, depuis, fait place à l'article 155 de la directive « Solvabilité II », dont le paragraphe 3. (qui a repris, en substance, l'art. 40, 5., de la directive n° 92/49) a été enrichi, par la directive n° 2014/51 [25], d'une disposition qui, dans un cas de figure tel que celui à l'origine de la présente affaire, permet dorénavant à l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil comme à celle de l'Etat membre d'origine de saisir du problème l'AEAPP et de solliciter l'aide de cette dernière conformément au règlement n° 1094/2010 [26], en particulier à son article 17.

Sur la base de ce règlement, l'AEAPP peut tenter une conciliation entre les autorités concernées et, en cas d'échec, adopter une recommandation imposant les mesures à prendre pour régler le problème et veiller à ce que l'entreprise d'assurance concernée remplisse les exigences qui lui sont applicables en vertu de la réglementation de l'Union [27]. Si l'autorité de contrôle concernée ne se plie pas à la décision de l'AEAPP, celle-ci peut adresser à l'entreprise en cause une décision individuelle lui enjoignant de prendre les mesures nécessaires, voire de cesser de conclure de nouveaux contrats [28]. Cette décision prévaut sur toute décision antérieure des autorités compétentes sur la même question et s'impose à celles-ci dans le cadre de l'adoption de toute nouvelle mesure en rapport avec les faits qui font l'objet de ladite décision [29].

22.Si l'introduction de cette nouvelle procédure d'« arbitrage » laisse intacte la possibilité pour l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil de recourir, en cas d'urgence, à la disposition de l'article 155, 4., de la directive « Solvabilité II » (ancien art. 40, 6., de la directive n° 92/49), il reste que, comme l'a souligné la Commission devant la Cour dans le cadre de cette affaire, les pouvoirs ainsi reconnus à l'AEAPP devraient - du moins faut-il l'espérer - contribuer à prévenir les situations d'impasse dans lesquelles l'autorité de contrôle de l'Etat membre d'accueil considère - à tort ou à raison - que son homologue de l'Etat membre d'origine n'assume pas avec la diligence requise les responsabilités qui lui incombent, et en vient à intervenir en lieu et place de celle-ci pour mettre fin à des irrégularités qu'elle estime préjudiciables pour son propre marché.

23.Ainsi, en l'occurrence, bien que la présente affaire n'ait pas porté sur le comportement de l'autorité roumaine comme tel, l'on ne peut que partager les réserves exprimées par la Commission, dans ses observations écrites soumises à la Cour, quant au bien-fondé de la « ligne de défense » avancée par cette autorité pour justifier son inaction. En effet, les lignes directrices du CEBS, du CESR et du CEIOPS relatives à la directive n° 2007/44 n'appellent aucune mesure de transposition, si bien qu'une autorité de contrôle nationale ne saurait se retrancher derrière l'absence de telles mesures pour se dispenser de son obligation de veiller au respect, par les entreprises d'assurance relevant de son contrôle, des conditions d'honorabilité posées par cette directive [30].

24.Enfin, en guise de remarque finale, l'on rappellera que, indépendamment des dispositions particulières à présent prévues par la directive « Solvabilité II », telles que complétées par la directive n° 2014/51, il demeure loisible à l'Etat membre qui, en tant qu'Etat membre d'accueil, éprouve des doutes sur le respect par une entreprise d'assurance agréée dans un autre Etat membre des conditions d'agrément énoncées par le droit de cet autre Etat membre, et qui se heurte à l'inaction des autorités de ce dernier, de faire usage de l'article 259 TFUE (ex art. 227 du traité CE) (recours en manquement entre Etats membres) ou d'inviter la Commission à agir en manquement sur la base de l'article 258 TFUE (ex art. 226 du traité CE) [31].

[1] L'auteur est référendaire à la Cour de justice de l'Union européenne et maître de conférences invité à l'U.C.L. Les opinions exprimées dans cette note le sont à titre strictement personnel.
[2] Pour un commentaire approfondi de cet arrêt, voy. égal. G. Parleani, « Précisions sur les pouvoirs de l'Autorité de surveillance de l'Etat d'accueil en cas d'irrégularité de l'exercice en LPS », RGDA., 2017, pp. 384-387.
[3] Directive n° 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 sur l'accès aux activités de l'assurance et de la réassurance et leur exercice (solvabilité II) (J.O.U.E., 2009, L. 335, p. 1). Cette directive est entrée en vigueur le 1er janvier 2016.
[4] Directive n° 92/49/CEE du Conseil du 18 juin 1992 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l'assurance directe autre que l'assurance vie et modifiant les directives 73/239/CEE et 88/357/CEE (troisième directive « assurance non-vie ») (J.O.U.E., 1992, L. 228, p. 1).
[5] 75% de ses activités étaient tournés vers l'Italie, le reste de celles-ci étant exercé en Roumanie.
[6] Directive n° 2007/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 septembre 2007 modifiant la directive 92/49/CEE du Conseil et les directives 2002/83/CE, 2004/39/CE, 2005/68/CE et 2006/48/CE en ce qui concerne les règles de procédure et les critères d'évaluation applicables à l'évaluation prudentielle des acquisitions et des augmentations de participation dans des entités du secteur financier (J.O.U.E., 2007, L. 247, p. 1). Pour une présentation de cette directive, voy. not., J.-M. Binon, « Chronique de droit européen. Assurance et responsabilité (août 2006-décembre 2007) », R.G.A.R., 2008, n° 14.349, n° 6.
[7] Committee of European Banking Supervisors (CEBS), Committee of European Securities Regulators (CESR), Committee of European Insurance and Occupational Pensions Supervisors (CEIOPS). Ces lignes directrices (CEBS/2008/214, CEIOPS-3L3-19/08, CESR/08-543b), disponibles en anglais sur le site des trois Autorités européennes de surveillance (notamment, l'Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles), ont donné lieu à l'époque à une communication de la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), en néerlandais et en français (communication 2009-31/7).
[8] Celle-ci a été reprise, en substance, à l'art. 155, 4., de la directive « Solvabilité II ».
[9] Ordonnance du Tribunal du 24 juin 2016, T 590/15, Onix Asigurari / AEAPP, EU:T:2016:374.
[10] J.O.C.E., 2000, C. 43, p. 5.
[11] Voy. not., arrêts du 3 décembre 1974, 33/74, van Binsbergen, EU:C:1974:131, point 13 et du 9 mars 1999, C 212/97, Centros, EU:C:1999:126, points 24 et 25.
[12] Voy. not., arrêt du 10 mai 2012, C 357/10 à C 359/10, Duomo Gpa e.a., EU:C:2012:283, point 32 et jurisprudence citée.
[13] Points 75 à 84 des conclusions.
[14] Ces articles ont été repris, en substance, respectivement aux art. 14, 18 et 144 de la directive « Solvabilité II ».
[15] Arrêt du 27 avril 2017, C 559/15, Onix Asigurari, EU:C:2017:316.
[16] Ces paragraphes ont été repris, en substance, respectivement aux paragraphes 2. et 3. de l'article 155 de la directive « Solvabilité II ».
[17] Pour reprendre les termes du considérant 5 de la directive n° 92/49.
[18] Ces trois générations de directives, adoptées entre 1973 et 1992, ont été remplacées par la directive « Solvabilité II ».
[19] Voy., en ce sens égal., les points 70 à 72 des conclusions de M. l'avocat général Bot.
[20] Points 27 et 28 des lignes directrices.
[21] A présent, en substance, les paragraphes 1. à 3. de l'art. 155 de la directive « Solvabilité II ».
[22] Tant le paragraphe 3. que le paragraphe 5. évoquent explicitement les règles de droit en vigueur dans l'Etat membre d'accueil (à savoir, selon le cas, celui de la succursale ou de la prestation de services) qui sont applicables à l'entreprise concernée. Il en va de même des paragraphes 1. et 3. de l'art. 155 de la directive « Solvabilité II ».
[23] Points 60 à 65 des conclusions.
[24] En cela, l'arrêt entérine la position exprimée par la Commission au point I.A.5 de sa communication interprétative, également visé par la question préjudicielle. La Commission y affirme, en substance, que les dispositions des directives « assurances » ne permettent pas à l'Etat membre d'accueil d'exercer un contrôle visant à vérifier le respect, par une entreprise d'assurance ayant l'intention de travailler, notamment, en libre prestation de services sur son territoire, des conditions harmonisées dans lesquelles l'agrément unique lui a été octroyé par l'Etat membre d'origine, ce contrôle incombant, en effet, exclusivement à ce dernier. Dans ses observations formulées par écrit devant la Cour, la Commission, relevant que ce point de sa communication ne fait qu'expliciter la portée de l'article 8, 1., et de l'article 13, 1., de la première directive « assurance non-vie » (directive n° 73/239/CEE), tels que remplacés par la directive n° 92/49, avait suggéré à la Cour de reformuler la question en visant ces dispositions particulières en lieu et place dudit point de la communication. A la différence des conclusions de M. l'avocat général Bot dans cette affaire, la Cour n'a toutefois pas suivi cette suggestion, se bornant à interpréter l'article 40, 6., de la directive n° 92/46.
[25] Directive n° 2014/51/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 modifiant les directives 2003/71/CE et 2009/138/CE et les règlements (CE) n° 1060/2009, (UE) n° 1094/2010 et (UE) n° 1095/2010 en ce qui concerne les compétences de l'Autorité européenne de surveillance (Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles) et de l'Autorité européenne de surveillance (Autorité européenne des marchés financiers) (J.O.U.E., 2014, L. 153, p. 1). Sur cette directive, dite « Omnibus II », voy. not., J.-M. Binon, « Chronique de droit européen. Assurance et responsabilité (janvier 2014-août 2015) », R.G.A.R., 2015, n° 15.205, n° 1.
[26] Règlement (UE) n° 1094/2010 du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2010 instituant une Autorité européenne de surveillance (Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles), modifiant la décision n° 716/2009/CE et abrogeant la décision 2009/79/CE de la Commission (J.O.U.E. 2010, L. 331, p. 48). Sur ce règlement, voy. not., J.-M. Binon, « Chronique de droit européen. Assurance et responsabilité (août 2009-décembre 2010) », R.G.A.R., 2011, n° 14.713, n° 1.
[27] Art. 17, 3.
[28] Art. 17, 6.
[29] Art. 17, 7.
[30] Voy. égal., en ce sens, le point 43 des conclusions de M. l'avocat général Bot dans cette affaire.
[31] Voir, en ce sens, le point I.A.5 de la communication interprétative de la Commission, précitée.