Article

Cour d'appel Bruxelles, 26/03/2015, R.D.C.-T.B.H., 2017/5, p. 521-533

Cour d'appel de Bruxelles 26 mars 2015

DROIT FINANCIER
Offre d'acquisition - Offre de reprise - Prix de l'offre - Droit subjectif - Contrôle - FSMA - Cour d'appel de Bruxelles
1. La demande - qui recherche son fondement principal dans le droit subjectif à obtenir un complément de prix et à titre subsidiaire dans la violation fautive d'une disposition réglementaire - est recevable.
2. Ni la circonstance que la notion de « prix qui sauvegarde les intérêts des actionnaires » n'est pas définie par l'arrêté royal du 8 novembre 2009, ni celle que plusieurs prix peuvent satisfaire à l'exigence du prix qui sauvegarde les intérêts des porteurs de titre ou que « toute évaluation d'entreprise est nécessairement subjective » n'impliquent qu'il n'existe pas un seuil en deçà duquel il doit être constaté par la cour que les intérêts des actionnaires sont nécessairement lésés.
3. La notion de sauvegarde des intérêts des actionnaires minoritaires n'implique pas dans leur chef le droit à obtenir « le prix le plus élevé », mais un prix qui respecte, par son caractère juste et équitable, le devoir de loyauté auquel l'offrant est tenu à l'égard des actionnaires.
FINANCIEEL RECHT
Overnamebod - Uitkoopaanbiedingen - Prijs van het bod - Subjectief recht - Controle - FSMA - Hof van beroep van Brussel
1. De vordering - die haar voornaamste grondslag terugvindt in het subjectief recht om een meerprijs te verkrijgen en ondergeschikt in de foutieve schending van een reglementair besluit - is ontvankelijk.
2. Het feit dat het begrip “prijs die de belangen van de aandeelhouders behartigt” niet gedefinieerd wordt door het koninklijk besluit van 8 november 2009, dat meerdere prijzen kunnen voldoen aan het vereiste van een prijs die de belangen van de effectenhouder behartigt of dat “elke bedrijfswaardering noodzakelijkerwijze subjectief is”, betekent niet dat er geen drempel bestaat waaronder het hof dient vast te stellen dat de belangen van de aandeelhouders noodzakelijkerwijze geschaad zijn.
3. Het concept van de bescherming van de belangen van de minderheidsaandeelhouders impliceert op zich niet het recht om “de hoogste prijs” te verkrijgen, maar een prijs die, door zijn juist en billijk karakter, de loyauteitsplicht van het bod ten aanzien van de aandeelhouders respecteert.

Deminor Active Governance Fund, Trafalgar Entropy Fund, Trafalgar Catalyst Fund / Suez

Siég.: S. Raes (conseiller f.f. président), M. Salmon et F. Custers (conseillers)
Pl.: Mes C. Eben, L. Van Muylen, C. Alter, D. Blommaert et E. Pottier, G. Eloy, X. Taton
Affaire: 2013/AR/297

(…)

Vu les pièces de procédure et notamment:

- la citation signifiée le 28 décembre 2012 à la société anonyme de droit français Suez;

- les conclusions déposées par les demandeurs au greffe de la cour le 28 octobre 2013;

- les conclusions déposées par la défenderesse au greffe de la cour le 27 janvier 2014;

- les dossiers de pièces déposés par chacune des parties.

I. Fait utiles à la compréhension du litige et antécédents de procédure

1. Suez, société de droit français, se présente comme étant principalement active dans les secteurs de l'énergie (électricité et gaz), de l'eau et de la propreté (traitement des déchets). Elle contrôle Electrabel, principal acteur du secteur de l'énergie en Belgique, qui, grâce notamment à l'aide de sa maison mère, a pu aussi développer d'importantes activités à l'étranger.

Les trois demandeurs étaient des actionnaires minoritaires d'Electrabel.

2. Le litige concerne leur réclamation visant à obtenir un complément de prix ou des dommages et intérêts à la suite d'une offre publique de reprise (OPR) menée en 2007 par Suez sur des actions Electrabel au motif que le prix qui leur a été offert serait insuffisant. Cette OPR avait été précédée en 2005 d'une offre publique combinée (une partie en cash et une partie en actions) qui a permis à Suez de détenir en 2007 plus de 95% des actions d'Electrabel.

3. Ainsi que l'a exposé l'arrêt de la cour (autrement composée) du 1er décembre 2008, la procédure prescrite par l'arrêté royal du 8 novembre 1989 a été suivie selon le schéma suivant:

« Le 20 mars 2007, Suez qui était propriétaire, directement ou indirectement, de 98,62% des actions Electrabel, a avisé la Commission bancaire et financière (CBFA) de son intention de procéder à une offre publique de reprise sur les titres d'Electrabel qu'elle ne détenait pas encore, pour le prix de 590 EUR par action.

Suez a joint à cet avis le dossier prescrit par l'article 47 de l'arrêté royal précité, comportant notamment le projet de prospectus, le rapport du 16 mars 2007 de Lehman Brothers Europe Limited qui avait été chargée par Suez d'établir, en qualité d'expert indépendant, le rapport sur la valorisation ainsi que l'avis du conseil d'administration d'Electrabel.

Lehman Brothers a indiqué dans son rapport qu'elle était d'avis que la méthodologie utilisée par l'offrant pour évaluer les actions Electrabel et justifier le prix offert est pertinente au regard des critères d'évaluation usuellement retenus et a été appliquée de manière appropriée, et conclu que le prix offert sauvegarde les intérêts des porteurs de titres.

Les valorisations auxquelles Lehman Brothers aboutissait selon ses propres calculs de la valeur de l'action Electrabel par application des méthodes des ratios boursiers et de l'actualisation des cash-flows futurs sont inférieures au prix fixé par Suez.

L'avis du conseil d'administration d'Electrabel, approuvé le 19 mars 2007, conclut que le projet de prospectus ne présente pas de lacunes et ne contient pas d'informations susceptibles d'induire en erreur les titulaires des titres et que le prix proposé par Suez permet de sauvegarder les intérêts des actionnaires. L'avis ainsi adopté indique que le conseil d'administration se rallie à l'opinion sans réserve de Lehman Brothers.

Le projet d'avis avait été rédigé par un comité spécial composé de trois administrateurs indépendants au sens de l'article 524, § 4, du Code des sociétés. Le comité spécial avait fait appel à la banque KBC Securities afin de l'assister dans ses travaux, d'évaluer le prix offert par Suez et d'émettre une attestation d'équité à ce sujet.

Conformément à l'article 56 de cet arrêté royal, la CBFA a publié l'avis de l'offre de reprise en précisant que le rapport de l'expert indépendant pouvait être obtenu gratuitement à compter du 22 mars 2007. En application de l'article 57, alinéa 1er, de l'arrêté royal, les détenteurs d'actions Electrabel étaient également informés qu'ils disposaient d'un délai de 15 jours à dater de la publication du rapport de l'expert indépendant pour faire part à la CBFA de leurs griefs éventuels à l'encontre de l'offre de reprise et du prix offert.

Par lettre du 12 avril 2007, Deminor a formulé des griefs à l'encontre des méthodes d'évaluation retenues par l'expert indépendant ou la manière dont elles ont été mises en oeuvre, en posant à la CBFA une série de questions.

Les fonds Trafalgar n'ont pas fait usage de la possibilité de formuler des griefs.

Par lettre du 4 mai 2007, la CBFA a fait part à Suez des griefs des actionnaires minoritaires ainsi que de ses propres remarques formulées pour la plupart sous forme de questions et de demandes de renseignements.

Les réponses à ces remarques et questions ont été insérées dans un chapitre distinct du prospectus.

Le prospectus de l'offre de reprise a été approuvé par la CBFA le 19 juin 2007. Il y est précisé que 'cette approbation ne comporte aucune appréciation par la CBFA de l'opportunité et de la qualité de l'opération ni de la situation de celui qui la réalise'.

L'offre fut ouverte du 26 juin au 9 juillet 2007. Conformément à l'article 60, alinéa 3, de l'arrêté royal du 8 novembre 1989, les actions Electrabel furent radiées de la cote du marché Eurolist by Euronext Brussels le 10 juillet 2007. »

4. Deminor et les Fonds Trafalgar ont déposé une requête le 10 juillet 2007 contre Suez et Electrabel.

5. Par un arrêt du 1er décembre 2008, la cour a dit qu'elle était sans compétence pour connaître de la demande en tant qu'elle était dirigée contre Electrabel et a dit la demande dirigée contre Suez non fondée.

Cette décision a été cassée par un arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 2011 en tant qu'elle statue sur la demande des demandeurs dirigée contre Suez et sur les dépens des parties. La Cour de cassation a renvoyé la cause devant la cour d'appel de Bruxelles, autrement composée.

II. Demandes devant la cour

6. Le 28 décembre 2012, les demandeurs ont cité la défenderesse (Electrabel n'étant dès lors pas à la cause) à comparaître devant la cour.

7. Dans leurs dernières conclusions, les demandeurs sollicitent la condamnation de la défenderesse à leur payer à titre de complément de prix et/ou de dommages et intérêts 382,71 EUR par action Electrabel soit:

- 3.406.119 EUR augmentés des intérêts légaux et judiciaires depuis le 9 juillet 2007 à DEMINOR ACTIVE GOVERNANCE FUND;

- 12.986.881,14 EUR augmentés des intérêts légaux et judiciaires depuis le 9 juillet 2007 à TRAFALGAR CATALYST FUND;

- 5.922.437,25 EUR augmentés des intérêts légaux et judiciaires depuis le 9 juillet 2007 à TRAFALGAR ENTROPY FUND.

A titre subsidiaire et avant de dire droit, ils demandent de désigner un collège de 3 experts judiciaires avec la mission de commenter les méthodes d'évaluation de la société cible choisies par Suez ainsi que leur mise en oeuvre effective, d'évaluer le juste prix qui aurait dû leur être offert lors de l'OPR et assister à l'enquête dont la tenue est sollicitée par ailleurs.

Ils demandent en outre d'ordonner une mesure d'enquête à charge de messieurs D.W. et G.C., à charge de la Commission de Régulation de l'Electricité et du Gaz, ainsi qu'à toute autre personne désignée par les demandeurs dans les 30 jours du prononcé de l'arrêt interlocutoire en vue d'établir une série de faits; ils sollicitent enfin que la production des documents suivants soit ordonnée:

- le business plan consolidé du groupe établi par les managements d'Electrabel et de Suez, en ce compris l'extrapolation des cash-flows jusqu'en 2050, qui est mentionné à la page 15 du rapport de l'expert indépendant Lehman Brothers; et

- le document communiqué par Suez à la CBFA reprenant les tests de sensibilité dont il est fait mention à la page 91 du prospectus.

8. La défenderesse conclut à l'irrecevabilité de la demande et à titre subsidiaire, à son non-fondement.

9. Chaque partie demande la condamnation de l'autre à supporter ses dépens.

III. Discussion

10. Les demandeurs soutiennent que le prix de 590 EUR par action Electrabel, offert par Suez dans le cadre de l'OPR, ne répond pas au prescrit de l'article 45, 4°, de l'arrêté royal du 8 novembre 1989relatif aux offres publiques d'acquisition et aux modifications du contrôle des sociétés qui prévoit que « les conditions et les modalités de l'offre doivent être conformes aux dispositions du présent arrêté; elles doivent être au surplus et notamment en ce qui concerne le prix, être telles qu'elles sauvegardent les intérêts des porteurs de titres. »

11. Les demandeurs reprochent à Suez d'avoir soigneusement étudié l'ensemble des paramètres de son OPR afin qu'ils produisent systématiquement un résultat défavorable aux détenteurs de titres, notamment en s'appuyant sur l'hypothèse d'un renouvellement du parc nucléaire au détriment de celle de la prolongation de la vie des centrales. Ils en déduisent que le prix qui leur a été offert ne sauvegardait pas leurs intérêts au sens de la disposition précitée.

A. Rappel du cadre légal

12. L'OPR ayant été lancée avant l'entrée en vigueur de la loi du 1er avril 2007 relative aux offres publiques d'acquisition, il n'est pas contesté qu'il convient de se référer à la législation antérieure.

13. Aux termes de l'article 513, § 1er, du Code des sociétés (dans sa version applicable aux faits), « Toute personne physique ou morale, qui, agissant seule ou de concert, détient 95% des titres conférant le droit de vote d'une société anonyme ayant fait ou faisant publiquement appel à l'épargne, peut acquérir la totalité des titres conférant le droit de vote de cette société à la suite d'une offre de reprise. A l'issue de la procédure, les titres non présentés, que le propriétaire se soit ou non manifesté, sont réputés transférés de plein droit à cette personne avec consignation du prix. (...). »

14. La loi du 2 mars 1989 relative à la publicité des participations importantes dans les sociétés cotées en bourse et réglementant les offres publiques d'acquisition a habilité le Roi à prendre toute mesure de nature à réglementer l'offre publique de reprise et notamment de déterminer la procédure à suivre et les modalités de fixation du prix de l'offre (art. 15, § 2, 9°, introduit par l'art. 3 de la loi du 16 juin 1998 modifiant l'art. 190quinquies, § 1er, de la loi sur les sociétés commerciales, devenu l'art. 513, § 1er, C. soc.).

15. L'article 45, 4°, du Chapitre IV de l'arrêté royal du 8 novembre 1989, inséré par l'arrêté royal du 11 juin 1997, prévoit que « les conditions et les modalités de l'offre doivent être conformes aux dispositions du présent arrêté; elles doivent au surplus, notamment en ce qui concerne le prix, être telles qu'elles sauvegardent les intérêts des porteurs de titres ».

16. Les demandeurs estiment que le prix offert par la défenderesse ne satisfait dès lors pas à cette dernière exigence et ne répond pas au prescrit de l'article 45 précité.

B. Sur l'exception d'irrecevabilité de la demande, pour cause de forclusion du droit à agir (art. 18ter, § 2, de la loi du 2 mars 1989)

17. Les demandeurs fondent leur action sur l'article 18ter de la loi du 2 mars 1989 (inséré par la loi du 2 août 2002) selon lequel « Toute demande au fond ou au provisoire vu l'urgence, fondée en tout ou en partie sur une ou plusieurs dispositions du présent chapitre ou des dispositions arrêtées par le Roi en exécution de l'article 15, § 1er et 2 ainsi que toute demande qui a pour objet ou qui est susceptible d'avoir pour effet de provoquer l'ouverture d'une offre publique d'acquisition ou de modifier le résultat, les conditions ou le déroulement d'une telle offre sont de la compétence exclusive de la cour d'appel de Bruxelles. »

18. Suez fait valoir que la demande qui a été introduite le 10 juillet 2007 l'a été hors délai et qu'elle est dès lors irrecevable. En effet, aux termes de l'article 18ter, § 2, de la loi du 2 mars 1989 (inséré par la loi du 2 août 2002), « à peine de déchéance, la demande doit être introduite dans un délai de 15 jours à compter de la connaissance, par le demandeur, du fait fondant la demande ».

19. Cet argument de forclusion avait déjà été invoqué devant la cour lors des précédents débats et avait été rejeté, l'arrêt du 1er décembre 2008 ayant déclaré la demande recevable. Si cette décision n'a pas été entreprise sur ce point, la cassation du dispositif relatif au non-fondement de la demande entraîne néanmoins également la cassation du dispositif - non entrepris - de la recevabilité (Ph. Gérard, H. Boularbah et J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Pourvoi en cassation en matière civile », R.P.D.B., Bruylant, 2011, p. 372, n° 768). Suez est dès lors admise à faire à nouveau valoir ce moyen de forclusion.

20. Lors des premiers débats devant la cour, Suez soutenait que le délai avait commencé à courir le 22 mars 2007 - étant le jour où le rapport de l'expert indépendant avait été mis à la disposition du public.

21. Dans son arrêt du 1er décembre 2008 (RG 2007/SF/2), la cour a rejeté cette exception et elle a considéré que le point de départ du délai devait être déterminé par « l'élément qui modifie la position juridique des détenteurs » qui est « la décision de la CBFA d'autoriser l'offrant à exercer son droit d'exiger des porteurs de titres qu'ils lui cèdent leurs titres aux conditions fixées par l'offrant, décision dont les détenteurs de titres sont présumés avoir pris connaissance au jour de la publication du prospectus sous le contrôle de la CBFA ». Le prospectus ayant été publié le 26 juin 2007 et la requête déposée le 10 juillet 2007, c'est-à- dire dans les 15 jours suivant cette publication, la demande fut déclarée recevable par l'arrêt du 1er décembre 2008.

22. Suez rappelle cependant que dans un arrêt antérieur du 7 novembre 2005, la cour a précisé que le point de départ du délai doit être déterminé sur la base de données objectives et non pas sur la base d'éléments personnels aux demandeurs (la cour ayant décidé que la donnée objective était, dans ce cas d'espèce, la publication du prospectus).

23. Suez souligne que dans le présent cas, l'élément objectif est antérieur à la publication du prospectus et qu'il se situe au moment où l'approbation du prospectus par la CBFA a été portée à la connaissance des actionnaires. Ainsi, l'approbation de la CBFA ayant fait l'objet d'un communiqué sur le site internet de « L'Echo » le 20 juin 2007, de la publication d'encarts dans ce même journal et dans le journal « De Tijd » le 21 juin 2007 et d'un communiqué officiel émanant de Suez dans les deux journaux précités que le 22 juin 2007, le délai de 15 jours aurait commencé à courir le 20 juin 2007 ou au plus tard le 22 juin 2007.

24. Suez ajoute qu'au moment de la publication de cette approbation, les demandeurs étaient déjà informés des éléments sur la base desquels le prix de reprise était établi, étant le rapport de l'expert indépendant mis à la disposition du public dès le 22 mars 2007 - comportant toutes les méthodes de valorisation et les hypothèses de travail retenues par Suez - et qu'ensuite, le 20 juin 2007, les demandeurs avaient été informés par le communiqué de presse - confirmant le prix proposé et informant le public de l'approbation du prospectus - que les griefs formulés par Deminor avaient été rejetés. Ils disposaient donc de tous les éléments nécessaires pour former leur recours, sans devoir attendre la publication du prospectus.

25. Les demandeurs ne contestent pas que le fait qui a modifié leur situation juridique est la décision de la CBFA approuvant le prospectus mais ils soutiennent qu'ils ne purent articuler leurs griefs qu'à partir de la publication du prospectus puisque c'est le prospectus (et non la décision d'approbation) qui comportait la justification du prix offert, les réponses de Suez à leurs objections, l'avis du conseil d'administration d'Electrabel et l'attestation d'équité de KBC Securities sollicitée par Electrabel. Ils rappellent d'ailleurs que par un arrêt rendu le 24 décembre 2009 concernant la même OPR de Suez sur Electrabel, la cour a jugé que le délai n'avait pu commencer à courir « avant que l'information officielle approuvée par la CBFA concernant l'offre publique de reprise ne soit à disposition » et avait pris comme point de départ le jour de la publication du prospectus.

26. Ils ajoutent que ce n'est d'ailleurs qu'au plus tôt à partir de cette publication, et non lors d'un communiqué de presse lacunaire de Suez annonçant une publication imminente, que les détenteurs de titres ont acquis une connaissance officielle de la modification de leur position juridique. Ils répondent ainsi à l'argument de Suez selon lequel les publications des avis qu'elle invoque répondaient au prescrit de l'article 21 de l'arrêté royal du 8 novembre 1989 précité.

27. Il résulte en effet de cette disposition que c'est bien la publication du prospectus qui donne aux détenteurs de titres la connaissance des faits fondant leur demande. En effet, l'article 21 susdit prescrit que « Le prospectus doit être rendu public sous la forme d'une brochure mise gratuitement à la disposition du public au moins auprès de l'établissement de crédit (...). En outre, un avis indiquant le ou les endroits où le public peut se procurer le prospectus en Belgique doit faire l'objet d'une insertion dans un ou plusieurs journaux à diffusion nationale ou à large diffusion en Belgique. »

28. En exigeant, d'une part, la mise à disposition du prospectus gratuitement au public et, d'autre part, l'information indiquant où le public peut se procurer ledit prospectus, l'article 21 ne se satisfait pas de la publication d'un avis informant le public de l'approbation du prospectus par la CBFA.

29. Par ailleurs, ces avis précités ne procuraient pas aux détenteurs de titres la connaissance du fait fondant leur demande. Certes, ils les informaient de l'approbation du prospectus mais ils ne leur donnaient pas connaissance des éléments sur lesquels cette approbation avait été donnée. Il en était de même de la décision d'approbation elle-même dont les motifs doivent être recherchés dans le prospectus. Il s'ensuit que ni les avis litigieux, ni cette décision n'informaient adéquatement les demandeurs qui ne pouvaient, à la lumière de ces seuls éléments, utilement articuler leur requête et contester le prix de reprise offert; ils devaient nécessairement à ces fins prendre connaissance du prospectus, les demandeurs devant être suivis lorsqu'ils indiquent que c'est dans le prospectus et non dans le rapport de l'expert indépendant qu'ils ont trouvé tous les éléments utilisés par Suez pour justifier le prix offert.

La demande a dès lors été introduite dans le délai.

C. Sur le moyen tiré de l'absence de droit subjectif dans le chef des actionnaires minoritaires à l'obtention d'un complément de prix ou de dommages et intérêts en cas d'offre publique de reprise

30. Les demandeurs estiment avoir droit à un complément au prix offert par Suez au motif que celui-ci aurait été très largement inférieur à la valeur réelle d'Electrabel lors du lancement de la procédure ou à tout le moins à des dommages et intérêts équivalents, au motif que Suez aurait commis une faute en fixant un prix insuffisant.

31. L'action des demandeurs, qui se fonde sur l'article 45 de l'A.R. du 8 novembre 1989 (ci-après, l'arrêté royal), n'est recevable que pour autant que l'existence d'un droit subjectif, en l'occurrence le droit à un complément de prix (ou, à titre subsidiaire, le droit à des dommages et intérêts), soit établie, ce que Suez conteste.

32. Suez estime à cet égard que la loi ne met pas une obligation suffisamment précise à sa charge en tant qu'elle ne définit pas la notion de prix sauvegardant les intérêts des porteurs de titres. Elle objecte également que le prix qu'elle a fixé a été approuvé par la CBFA et qu'en raison de la marge d'appréciation dont bénéficie la CBFA, les demandeurs ne disposeraient pas d'un droit subjectif à un complément de prix.

33. Les cours et tribunaux de l'ordre judiciaire sont exclusivement compétents pour connaître de contestations portant sur des droits subjectifs de nature civile (art. 144 Const.). Ainsi, la loi du 2 août 2002 (insérant l'art. 18ter dans la loi du 2 mars 1989) attribue la compétence du contentieux subjectif en matière d'OPA et d'OPR à la cour d'appel de Bruxelles, ce qui suppose nécessairement la reconnaissance par le législateur de l'existence d'un droit subjectif dans le chef des détenteurs d'actions.

34. La cour d'appel doit donc vérifier lorsqu'elle est saisie d'un recours si les demandeurs peuvent se prévaloir d'un droit subjectif découlant de l'article 45, 4°, de l'arrêté royal du 8 novembre 1989, c'est-à-dire du droit subjectif d'obtenir un prix qui sauvegarde leurs intérêts, et s'il est ou non respecté par le repreneur dans le cas d'espèce.

35. Ainsi que la cour l'a relevé dans son arrêt du 1er décembre 2008 « Il est exact que contrairement à ce qui prévaut pour les offres publiques d'acquisition obligatoires et les offres publiques de reprise simplifiées, la loi (et l'arrêté royal précité ajoutera-t-on) ne définit pas le prix de l'offre de reprise indépendante ni les critères d'appréciation de son caractère juste. Il est également exact que l'évaluation d'une société et de ses actions est un exercice complexe qui comporte des appréciations d'ordre économique et financier. » (Bruxelles, 1er décembre 2008, T.R.V., 2009, p. 381, § 29).

36. Cependant, selon l'article 47 de l'arrêté royal du 8 novembre 1989 précité, la détermination du prix par l'offrant doit être effectuée par une ou plusieurs méthodes d'évaluation de la société. Selon la doctrine, « il semble raisonnable de soutenir que le prix que doit payer le repreneur englobe non seulement la valeur des actions issue de la valeur de l'entreprise, mais encore les avantages que l'opération procure au retrayant » (J.-M. Gollier, observations sous Cass. 27 juin 2011, « Contrôle du prix d'un squeeze out », Rev. prat. soc., 2011, p. 183). Celle-ci expose également que « Le prix proposé aux actionnaires minoritaires ne doit cependant pas nécessairement correspondre à la valeur déterminée par l'application des méthodes d'évaluation. Rien n'empêche l'offrant d'offrir un prix supérieur à la valeur ainsi déterminée; rien ne l'empêche non plus d'offrir un prix inférieur à celle-ci, s'il peut justifier des raisons sur lesquelles il se base. En effet, il s'agit que le prix proposé soit justifié par rapport aux méthodes retenues, et donc que l'éventuel écart de prix, positif ou négatif, par rapport aux résultats de ces méthodes soit rationnellement et raisonnablement explicable. » (Ph. Hamer et S. Cailleau, « Les nouvelles dispositions relatives au squeeze out et au sell out », Séminaire Vanham & Vanham, 22 mai 2007, p. 14).

37. Ni la circonstance que la notion de « prix qui sauvegarde les intérêts des actionnaires » n'est pas définie par l'arrêté royal du 8 novembre 1989, ni celle que plusieurs prix peuvent satisfaire à l'exigence du prix qui sauvegarde les intérêts des porteurs de titres ou que « toute évaluation d'entreprise est nécessairement subjective » n'impliquent qu'il n'existe pas un seuil en deçà duquel il doit être constaté par la cour que les intérêts des actionnaires sont nécessairement lésés.

38. Dans le cadre d'une offre de reprise, les actionnaires n'ont pas le choix de transférer leurs titres, ceux-ci étant automatiquement transférés à l'offrant à l'issue de l'opération en cas d'approbation de celle-ci. Il est dès lors essentiel qu'un contrôle puisse être exercé sur le prix de reprise qui est déterminé unilatéralement par l'offrant.

39. Certes, la fixation du prix fait l'objet de plusieurs interventions destinées à l'encadrer: l'intervention d'un expert indépendant, l'avis du conseil d'administration de la société cible, la possibilité pour les actionnaires concernés par l'OPR d'émettre leurs objections et l'intervention de la CBFA.

Le rôle de la CBFA dans l'OPR a été précisé par la Cour de cassation dans son arrêt du 27 juin 2011: « l'intervention de la Commission bancaire et financière garantit que les actionnaires minoritaires reçoivent, en échange des titres acquis par les actionnaires majoritaires, une indemnité qui est raisonnablement en rapport avec la valeur de ces titres » et que « s'il n'appartient pas à la Commission bancaire, financière et des assurances de fixer elle-même le prix de l'offre de reprise, elle contrôle néanmoins si le prix offert par l'offrant est tel qu'il sauvegarde les intérêts des porteurs de titres » (la Cour qualifie d'inexacte la prémisse selon laquelle, dans le cadre d'une OPR, le contrôle de la CBFA se limite à un contrôle de la qualité, de la sincérité et du caractère complet des informations destinées au public que doit contenir le prospectus et ne peut porter sur la hauteur du prix de l'offre).

40. Le contrôle exercé par la CBFA consiste donc à garantir et vérifier que le prix offert est « raisonnablement en rapport avec la valeur des titres ». La CBFA peut formuler des remarques, voire refuser un prix dont elle estime qu'il est manifestement sous-évalué (« La CBFA, en tant que 'régulateur des marchés financiers' joue un rôle de police qui guide, incite et tente d'empêcher les excès et les abus, mais elle ne prend pas elle-même les décisions car il existe une infinité de décisions possibles et c'est aux acteurs du marché d'en décider. Ici se retrouve l'idée éclairante de l'appréciation marginale du régulateur, qui n'interviendra que lorsque ce qu'il contrôle est manifestement en dehors de ce qu'un entrepreneur normalement prudent et diligent déciderait, tenant compte des données d'intérêt général et de stabilité du système financier belge qui s'imposent à lui. » - J.-M. Gollier, o.c., p. 186). Mais elle ne peut obliger l'offrant à modifier le prix offert, notamment si elle estime qu'un meilleur prix doit être accordé. A l'instar de ce qu'a décidé la Cour de cassation dans l'affaire Wagons-Lits (Cass., 10 mars 1994, R.D.C.B., 1995, p. 15), et bien qu'il s'agissait d'une OPA régie par d'autres dispositions réglementaires, la circonstance que la CBFA approuve le prix offert ne crée pas le droit subjectif des porteurs de titres, qui le puisent dans l'article 41 de l'arrêté royal du 8 novembre 1989, et elle ne modifie pas l'obligation qui pèse réglementairement sur l'offrant dans une OPR de fixer un prix qui sauvegarde les intérêts des actionnaires ni les droits qui en sont le corollaire.

41. Le droit des actionnaires à obtenir un prix sauvegardant leurs intérêts trouve donc directement sa source dans l'arrêté royal du 8 novembre 1989, en ce qu'il dispose que « les conditions et les modalités de l'offre doivent être conformes aux dispositions du présent arrêté, elles doivent au surplus, notamment en ce qui concerne le prix, être telles qu'elles sauvegardent les intérêts des porteurs de titres », et non dans une décision de la CBFA et il ne peut être considéré que « le droit des porteurs de titres minoritaires à l'obtention d'un prix qui sauvegarde leurs intérêts (dépend) d'une analyse discrétionnaire de l'autorité administrative et que l'intervention de la [CBFA] fait naître ce droit » (A. Dirkx, « Het openbaar uitkoopbod of de squeeze-out-procedure naar Belgisch recht », T.R.V., 1997, p. 463, cité et approuvé par M. Fyon, « Les arrêts de la Cour de cassation du 27 juin 2011 ou un premier essai de clarification quant au rôle de la CBFA en matière de fixation du prix d'une offre publique de reprise », D.B.F.-B.F.R., 2012/1, p. 44, n° 42).

42. La précision apportée en 2002 dans l'article 15, § 3, de la loi du 2 mars 1989 selon laquelle la Commission bancaire est seule chargée de veiller à l'application des arrêtés pris en vertu des § 1er et 2 ne peut être interprétée comme excluant le contrôle de la cour d'appel dès lors que les travaux préparatoires précisent que le législateur n'a pas prétendu « modifier en quoi que ce soit la notion de droit subjectif, soumis à la protection des tribunaux de l'ordre judiciaire » (Doc. parl., Chambre, Doc. 50-1842/001 et 1843/001, p. 121), même s'il a voulu éviter les dérives d'un contentieux systématique.

43. Suez ne peut dès lors faire valoir à titre subsidiaire que la décision de la CBFA constitue une décision administrative créatrice de droit qui bénéficie d'une présomption de légalité et dont elle peut se prévaloir tant qu'elle n'a pas été retirée, annulée ou écartée.

44. Il a en effet été exposé que la décision de fixer le prix revenait non à la CBFA mais à l'offrant (« seul l'offrant a le pouvoir de déterminer le prix de l'offre, par déclaration unilatérale de volonté » - observations écrites additionnelles et de synthèse de Suez, p. 44), à l'encontre duquel la demande de complément de prix est formée. La circonstance que l'autorité administrative a entériné le prix proposé par l'offrant n'implique pas l'impossibilité pour les titulaires des titres repris de former leur demande, ceux-ci ne critiquant pas une décision administrative - en l'occurrence, celle de la CBFA, qui aurait agi par hypothèse dans le cadre d'une compétence liée - et ne demandant pas de constater une erreur manifeste d'appréciation commise par la CBFA.

45. La demande - qui recherche son fondement principal dans le droit subjectif à obtenir un complément de prix et à titre subsidiaire dans la violation fautive d'une disposition réglementaire - est par conséquent recevable.

D. Quant au fondement de la demande

46. Les demandeurs - sur qui repose la charge de la preuve - reprochent à Suez d'avoir porté atteinte à leur droit subjectif, d'une part, en faisant choix de Lehman Brothers en tant qu'expert prétendument indépendant et, d'autre part, en appliquant sciemment des méthodes d'évaluation non pertinentes ou en appliquant des paramètres erronés. Ils revendiquent un complément de prix ou une indemnité qu'ils fixent à 382,71 EUR par action.

47. Suez fait à cet égard valoir qu'en vertu de principe de la séparation des pouvoirs, la cour ne serait habilitée à octroyer un complément de prix qu'à la condition de constater dans le chef de la CBFA une erreur manifeste d'appréciation.

48. Il a cependant été exposé plus haut que les demandeurs disposent d'un droit subjectif et qu'ils critiquent la décision de l'offrant - Suez - de fixer le prix de l'action à 590 EUR, et non une décision de la CBFA.

49. Le moyen est donc dépourvu de pertinence.

1. Recours à un expert prétendument non indépendant

50. Les demandeurs reprochent à Suez d'avoir fait appel à un expert - Lehman Brothers - qui aurait manqué d'indépendance et, de ce fait, approuvé le prix de l'offre en négligeant de considérer des éléments dont il avait connaissance et qui auraient dû le conduire à une autre appréciation. Ce défaut d'indépendance résulterait à la fois de ce que l'expert n'a pas pris en compte l'hypothèse de l'allongement de la durée de vie des centrales nucléaires et de ce qu'il était le conseiller financier de l'Etat français (actionnaire majoritaire de GDF) qu'il assistait dans la détermination de la parité de fusion entre GDF et Suez (opération dans le cadre de laquelle il aurait importé de réduire au maximum la valorisation de Suez, et donc indirectement, celle d'Electrabel).

51. Le défaut d'indépendance est contesté par Suez.

52. Les demandeurs n'indiquent pas en quoi ce grief pourrait justifier qu'il soit fait droit à leur demande. A supposer en effet que cet expert ait manqué d'indépendance, il s'est limité à avaliser le prix qui a été fixé par l'offrant, Suez. Il est en outre sans intérêt d'examiner ce prétendu manquement dès lors qu'il sera constaté dans les développements qui suivent que l'évaluation faite par Suez n'est pas critiquable.

53. Il convient également de relever que l'article 47, 2°, de l'arrêté royal du 8 novembre 1989 qui impose à l'offrant de joindre à son projet de prospectus l'avis d'un expert indépendant ne constitue qu'un des mécanismes de contrôle du prix offert par Suez; en cas de défaillance de l'un de ces mécanismes, il ne peut être nécessairement inféré que les autres contrôles n'auraient pas été effectués correctement.

2. Mise en oeuvre prétendument fautive des méthodes d'évaluation

54. Le prix offert par Suez a été évalué en recourant à trois méthodes d'évaluation: la méthode boursière (A.), la méthode des multiples boursiers (B.) et la méthode d'actualisation des cash-flows (C.). Suez a en outre comparé le prix obtenu avec le prix offert en 2005 dans le cadre de l'offre publique d'échange (D.). Le recours à une évaluation multicritères n'est en soi pas critiquable et est expressément envisagé par l'arrêté royal du 8 novembre 1989. C'est essentiellement le choix de certaines variables ou la manière dont Suez a mis en oeuvre les méthodes précitées qui fait l'objet de critiques de la part des demandeurs.

A. Méthode du cours de bourse

55. Cette méthode consiste à comparer le prix de l'OPR au cours de bourse de l'action Electrabel, et plus particulièrement au cours de clôture du 2 mars 2007, et au prix moyen enregistré au cours de plusieurs périodes précédant l'OPR. Selon cette méthode, le cours de l'action Electrabel se situait entre 454,50 EUR (pour la valeur la plus basse) et 514,20 EUR (pour la valeur la plus élevée) (prospectus, p. 10).

56. Les demandeurs contestent la pertinence du choix de cette méthode en l'occurrence au motif qu'à la suite de l'OPE dont Electrabel avait fait l'objet en 2005, la liquidité du titre était limitée. Ils critiquent en outre les ajustements réalisés par Suez et qui ont consisté à comparer le cours retenu à des moyennes sur 1, 3, 6 et 12 mois dès lors que durant cette période, le grief tenant du manque de liquidité pouvait également être formulé.

57. Les demandeurs reprochent aussi à Suez d'avoir précipité son opération afin de s'appuyer sur le cours particulièrement défavorable enregistré le 2 mars 2007 (alors que le cours de clôture était plus élevé le 14 février 2007 - date de l'établissement du prospectus - ou le 20 mars 2007 - date du dépôt du dossier à la CBFA). Ils estiment enfin que le résultat de cette méthode est biaisé en raison de la rétention d'informations dont Suez se serait selon eux rendue coupable.

58. Selon la cour, le manque de liquidité du titre Electrabel n'a pas été négligé par Suez puisqu'elle a indiqué dans le prospectus qu' « il convient (...) de relativiser la portée de la référence au cours de bourse dans le cadre de l'offre, dans la mesure où le flottant d'Electrabel, la liquidité du titre et son suivi par la communauté financière sont très limités depuis l'offre combinée. Le flottant est en effet réduit à 1,38% du capital et aucune note de recherche financière n'a été publiée au cours des 12 derniers mois (p. 10 du prospectus) ».

59. Suez rappelle également à juste titre que le recours à la méthode de bourse est largement préconisé mais que « dans des cas exceptionnels, notamment en présence d'un scénario avéré de discontinuité ou en cas de pertes importantes, le cours de bourse peut ne pas être retenu comme critère pour la fixation du prix de l'OPR s'il y a un décalage significatif entre le cours de bourse et les résultats convergents obtenus par la ou les autre(s) méthode(s) d'évaluation usuelle(s) applicable(s) » (rapport du comité de direction de la CBFA, 2005, p. 70 - il y est également indiqué que « La Commission s'est demandée si les arguments invoqués pour écarter le cours de bourse (faiblesse du flottant et liquidité réduite) comme critère de valorisation étaient acceptables, dans la mesure où l'étroitesse du flottant et le manque de liquidité sont des caractéristiques récurrentes dans la quasi-totalité des OPR, dès lors qu'il reste au maximum 5% de flottant. »). Ainsi, la méthode a été mise en oeuvre dans de nombreuses OPR effectuées au cours des dernières années (sur Tractebel, Petrofina, Glaverbel, Ibel, Koramic Building Products et Oxbridge).

De surcroît l'illiquidité était relative puisque le nombre total d'actions disponibles à la vente avant l'OPR était toujours significatif (755.403 actions) et qu'il s'échangeait de l'ordre de 2.000 titres par jour.

60. S'agissant de la date de référence choisie par Suez - dernier jour avant l'annonce de l'OPR -, le relevé des cours de bourse du titre Electrabel montre que le taux atteint au début de l'année 2007 était largement supérieur à celui enregistré au cours des années précédentes. Il apparaît également que le cours enregistré le 14 février 2007 (date de l'élaboration du prospectus) s'élevait à 520 EUR, soit moins que le prix offert de 590 EUR, et que le cours enregistré le 20 mars 2007 (date du dépôt du dossier à la CBFA) de 584 EUR s'est vraisemblablement aligné sur le prix qui venait d'être proposé dans le cadre de l'OPR.

Le cours de bourse retenu a en outre été comparé à d'autres cours de plusieurs périodes distinctes (sur 1, 3, 6 et 12 mois).

61. Les demandeurs contestent certes la pertinence de ce retraitement au motif que la comparaison a été effectuée au sein d'une période durant laquelle le flottant d'Electrabel était très restreint et ils estiment que le cours de bourse « normal » d'Electrabel devait être reconstruit en fonction du cours des sociétés du groupe de référence composé par Suez lors de l'OPE réalisée en 2005. Ce cours dépassant 620 EUR la veille de l'annonce de l'OPR, la prime offerte par Suez par rapport au cours de bourse serait inexistante.

62. Cependant, cette critique, si elle était admise, justifierait tout au plus un complément de 30 EUR par action et non le complément actuellement sollicité. Les demandeurs n'établissent pas que cette différence de prix éventuelle porterait atteinte à leurs intérêts au sens de la disposition réglementaire précitée ou serait fautive, dans leur thèse subsidiaire.

63. En tout état de cause, Suez répond à bon droit que le calcul de normalisation a été effectué par les demandeurs en appliquant le taux de progression de 143% enregistré par le groupe de référence entre le 8 août 2005 et le début du mois de mars 2007 au cours enregistré par Electrabel le 18 novembre 2005, alors que la normalisation ne peut être correctement calculée qu'à partir du 8 août 2005. Or, elle conduit à un prix de 557,10 EUR par action Electrabel (389,60 EUR x 143%) au début du mois de mars 2007, soit moins que le prix offert par Suez.

Les demandeurs ne rencontrent pas cette objection que la cour estime pertinente.

64. Les demandeurs n'établissent du reste pas que le public n'aurait pas eu connaissance de certaines informations qui auraient été retenues par Suez, comme ils le prétendent. A cet égard, il sera vu plus loin qu'il ne peut être fait grief à Suez d'avoir refusé de communiquer des informations à la CREG ou aux représentants de la nation dans le cadre du débat sur la rente nucléaire contrairement à ce qu'affirment les demandeurs.

B. Méthode des multiples de sociétés comparables

65. Selon le prospectus, « la méthode d'évaluation par les comparables boursiers consiste à appliquer aux agrégats financiers d'Electrabel les multiples observés sur un échantillon de sociétés comparables intervenant dans le même secteur d'activité » (prospectus, p. 10). La valeur d'Electrabel aurait ainsi été déterminée en effectuant une comparaison sur la base de ratios issus de données relatives à des entreprises similaires; elle a conduit à une valeur de 479 EUR ou de 540 EUR (selon qu'a été appliqué le multiple moyen d'EBITDA de 2007 ou celui du PER moyen de 2007).

66. Les demandeurs contestent la sélection des sociétés comparables opérée par Suez qui y aurait inclus des sociétés au profil très différent d'Electrabel (Iberdrola et RWE) et exclu des sociétés au profils similaires (Verbund, le groupe CEZ ou BKW Energie AG - ces trois sociétés ayant des multiples boursiers supérieurs).

67. Si Iberdrola et RWE sont respectivement actives dans les domaines, d'une part, de l'ingénierie, de la construction et de l'immobilier et, d'autre part, du traitement de l'eau et des déchets, secteurs dans lesquels Electrabel n'est pas active, Suez objecte sans contradiction de la part des demandeurs, que ces deux sociétés produisent également de l'électricité et ont une proportion de génération d'électricité à partir de centrales nucléaires beaucoup plus comparable à Electrabel qu'EDF (qui fait également partie des sociétés retenues).

68. Suez justifie également l'exclusion de trois autres sociétés par les différences suivantes:

- Verbund est une société dont la capitalisation boursière est très inférieure à celle d'Electrabel (plus de la moitié). Sa production d'électricité est principalement réalisée par des centrales hydroélectriques (89% de sa capacité installée), ce qui implique une dépendance des cash-flows au climat, ce qui n'est pas le cas d'Electrabel;

- le Groupe CEZ produit de l'électricité dans les pays de l'Est contrairement à Electrabel, qui est active majoritairement en Europe centrale de l'Ouest. Suez insiste à raison sur la spécificité des marchés des pays de l'Est, notamment en raison du maintien de participations de contrôle dans les activités régulées de distribution et de ventes et des combustibles majoritairement utilisés pour produire l'électricité (80% à base de charbon en Pologne p. ex.). CEZ maintient par ailleurs également une participation importante dans des activités minières;

- en 2007, la capitalisation boursière de BKW n'était que de 4 milliards EUR, soit 7,9 fois moins que la valeur de marché d'Electrabel.

69. Les demandeurs font également grief à Suez d'avoir procédé à une comparaison des chiffres des années 2006 et 2007 alors que les ratios de 2008 faisaient apparaître une valorisation supérieure.

70. Selon Suez, la grande majorité des prospectus d'OPR indépendantes effectuées en Belgique au cours des dernières années a retenu comme année de référence, soit l'année de l'offre elle-même et l'année précédente, soit les deux années précédentes (OPR effectuées sur Tractebel, Petrofina, Deutsche Bank SA, Carrières Unies de Porphyre). De même, les prospectus qui utilisent la méthode des multiples boursiers dans le cadre d'une méthode plus générale, telle que celle de l'actif net réévalué, prennent ces années comme année de référence (OPR effectuées sur Mosane, Koramic Building Products et sur la Société Financière des Caoutchoucs). Une référence à l'année postérieure à celle de l'offre ne se rencontre généralement que lorsque l'OPR se déroule au mois de décembre (voy. p. ex. le prospectus des OPR effectuées sur Glaverbel, sur COBEPA ou sur Neuhaus).

Cette approche fut également celle qui fut retenue pour l'évaluation d'Electrabel dans le cadre de l'offre combinée, ce choix n'ayant alors pas été critiqué.

71. Dans le prospectus, Suez a certes justifié sa décision de ne pas se fonder sur les chiffres de l'année 2008 par sa politique de communication en la matière (prospectus, p. 35). Mais elle précisait également que l'année 2007 était la seule année pour laquelle des objectifs financiers détaillés étaient disponibles, comme la croissance du résultat brut d'exploitation et du résultat opérationnel courant (ibid.). Selon Suez, cette référence s'imposait également pour les sociétés comparables. En effet, en mars 2007, les analystes avaient une bonne visibilité sur la performance des sociétés du secteur pour l'année 2007, de sorte que les chiffres retenus pour ces sociétés étaient fiables, ce qui n'aurait pas été le cas si l'année 2008 avait été prise comme année de référence.

72. Les parties se prévalent chacune de doctrines financières contraires à ce sujet. Les demandeurs n'établissent toutefois pas que Suez, en n'intégrant pas les ratios de 2008, ce qui est conforme à la doctrine dont elle se prévaut, a fait un choix de nature à porter atteinte à leurs intérêts ou un choix fautif.

73. Pour les motifs énoncés ci-dessus, la cour ne retient pas le calcul effectué par les demandeurs sur la base du multiple EV/EBITDA de 2008 qui intègre les ratios des sociétés Edison, Endesa, Red Electrica, Terna, Fenosa, EVN et Verbund.

74. Au surplus, ce calcul n'aboutit qu'à une différence de 8 EUR par rapport au prix offert par Suez et les demandeurs n'établissent pas que cette légère différence porterait atteinte à leurs intérêts ou, dans leur thèse subsidiaire, révèlerait l'existence d'une faute.

75. Les demandeurs reprochent encore à Suez de ne pas avoir suffisamment pris en compte l'importance du profil nucléaire d'Electrabel et l'hypothèse d'une prolongation de la vie des centrales nucléaires.

76. Suez réplique à raison que la méthode des multiples boursiers est indépendante du calcul précis des cash-flows futurs d'Electrabel, car elle se centre sur les perspectives de profits que les investisseurs attendent des sociétés comparables à Electrabel qui produisent de l'énergie nucléaire, leur avis étant nécessairement déterminé par l'avenir du nucléaire.

C. Méthode des cash-flows futurs (dite « DCF »)

77. Selon le prospectus, cette méthode consiste à estimer la valeur de l'entreprise par actualisation de ses cash-flows disponibles prévisionnels. « Cette analyse a été effectuée en se fondant sur les éléments financiers prévisionnels établis par les managements d'Electrabel et de Suez pour la période 2007-2012, qui ont été extrapolés sur le long terme en cohérence avec les estimations de croissance du marché de la génération électrique et des prix de l'électricité en Europe sur le long terme. » (prospectus, p. 12). « Les cash-flows futurs ont été actualisés à un coût moyen pondéré du capital de 6,7% correspondant à une structure financière en ligne avec celles des sociétés comparables du secteur. » (id.).

78. Selon Suez, cette méthode présente l'avantage d'« appréhende(r) la valeur des entreprises au travers de leur capacité à générer des revenus » mais Suez souligne que les « difficultés pratiques rencontrées lors de la détermination des facteurs utilisés excluent qu'une telle méthode soit la seule appliquée lors de l'évaluation d'une entreprise », contrairement à ce que préconisent les demandeurs.

79. Selon les demandeurs, cette méthode est certes la plus pertinente mais à la condition d'être correctement appliquée. Ils estiment que son usage a été biaisé par un mauvais choix des composantes du taux d'actualisation ou WACC (qui, plus il est élevé, plus la valeur actuelle des cash-flows futurs est basse). Ils reprochent également à Suez de s'être fondée sur l'hypothèse erronée du renouvellement des centrales nucléaires plutôt que sur la prolongation de celles-ci.

1° WACC

80. Le taux d'actualisation ou WACC se calcule en fonction de ce que rapporte un placement sans risque (taux sans risque) et de la prime de risque (c'est-à-dire de la rétribution exigée par un investisseur potentiel pour accepter d'investir dans une société donnée, compte tenu de son aversion au risque et de l'éloignement dans le temps des revenus qui lui sont destinés). Cette prime dépend de deux facteurs: le beta d'une société et la prime de risque du marché.

81. Les demandeurs estiment que pour calculer le WACC, Suez a systématiquement retenu les paramètres qui l'avantageraient et ce, en dépit de données objectives. Ils évaluent à 109 EUR par action la différence qui aurait dû être obtenue en utilisant les paramètres adéquats.

- Taux sans risque

82. Les demandeurs reprochent à Suez d'avoir choisi le taux sans risque en vigueur le 14 février 2007, soit le taux OLO à 10 ans donné par la Banque Nationale de Belgique de 4,18% et arrondi à 4,20%. Ils estiment que Suez aurait dû choisir le taux sans risque en vigueur le 2 mars 2007, date choisie par Suez pour la méthode du cours de bourse.

83. Suez justifie adéquatement ce choix par le fait que cette date coïncide avec celle du début des travaux de valorisation. Il apparaît également que le taux applicable le 2 mars 2007 était anormalement bas, tandis que le taux de 4,20% retenu est très proche du taux des obligations de l'Etat à 30 ans, en février (de 4,2457%) et en mars 2007 (de 4,193%) et du taux de 4,30% appliqué pour le calcul du WACC d'ENEL.

- Prime de risque du marché

84. La prime de risque du marché est calculée sur la base de la rentabilité attendue d'indices de marché tels que le BEL-20, le CAC 40 ou le Dow Jones.

Les demandeurs reprochent à Suez d'avoir calculé la prime de risque sur la base de l'indice BEL-20, qui serait trop étroit.

85. Cependant, Suez a retenu une prime de risque du marché de 4,60%, soit moins que la prime de 5,40% retenue par l'expert indépendant, ce qui a conduit à un résultat plus favorable aux actionnaires.

Les demandeurs ne démontrent donc pas concrètement que le taux de 4% aurait dû être retenu, le choix d'un indice plus large ne conduisant pas nécessairement à un taux inférieur comme le relève à juste titre Suez.

- Beta

86. Le beta indique la sensibilité de l'action de la société concernée aux mouvements du marché.

Les demandeurs reprochent à Suez d'avoir utilisé non pas le beta d'Electrabel mais un beta reconstitué de sociétés prétendument comparables.

87. Suez justifie son choix de ne pas avoir retenu le beta historique récent d'Electrabel compte tenu de la liquidité réduite depuis l'offre combinée de 2005.

Les demandeurs estiment que Suez aurait à tout le moins pu utiliser le beta récent d'Electrabel en y incluant la période précédant l'offre combinée de 2005; le beta s'élèverait ainsi à 0,49% contre 0,68% pour le beta retenu par Suez.

88. Ainsi que le fait valoir Suez, le choix du beta historique est critiquable en ce qu'il implique l'hypothèse que le beta va continuer à se comporter à l'avenir comme il s'est comporté par le passé et qu'il convient de lui préférer un beta prospectif qui permet d'intégrer rapidement les changements fondamentaux et les données de marché (voir doctrine économique citée dans ses observations, p. 123, note 247). Or, les betas prospectifs d'Electrabel calculés avant le 5 août 2005 sur 5 ans et sur 2 ans oscillaient entre 0,66 et 0,67, soit des valeurs très proches de celle retenue par Suez pour son offre.

89. Les demandeurs considèrent également en vain que le beta des sociétés dites comparables est trop élevé (graphique à l'appui), le profil d'Electrabel étant beaucoup plus stable que celui des sociétés ayant servi à la comparaison.

Suez objecte à juste titre que les betas des autres sociétés utilisés par les demandeurs ne sont pas des betas désendettés, alors que Suez a utilisé des betas désendettés.

2° Renouvellement des centrales

90. Les demandeurs reprochent pour l'essentiel à Suez de s'être fondée sur une hypothèse de renouvellement des centrales nucléaires au terme de leur durée initiale de vie de 40 ans (venant à échéance entre 2015 et 2025, selon les centrales concernées), dans l'objectif de réduire l'évaluation des cash-flows futurs (ceux-ci étant grevés par d'importantes charges de financement et de construction). Ils estiment l'impact de ce choix à une perte de 273,71 EUR par action en cas de prolongation de 20 ans (195,51 EUR par action en cas de prolongation de 10 ans).

Selon les demandeurs, Suez aurait dû préférer le scénario d'une prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, avant leur renouvellement, hypothèse qui était selon eux la plus vraisemblable au moment du lancement de l'OPR et la plus plausible d'un point de vue économique et financier.

91. Suez soutient à l'inverse que ce scénario de la prolongation n'était envisagé ni par le monde politique, ni par les experts et qu'elle n'avait dès lors pas à être retenue. Elle estime également que cette solution n'aurait pas permis de proposer un prix plus élevé.

92. En 2007, l'avenir de la production nucléaire était incertain: une loi du 31 janvier 2003 relative à la sortie progressive de l'énergie nucléaire à des fins de production industrielle d'électricité interdisait la construction de nouvelles centrales nucléaires et programmait la fin de l'exploitation des centrales existantes à l'issue d'une période de 40 ans à partir de leur mise en service. La fermeture des centrales devait dès lors en principe intervenir entre 2015 et 2025.

93. En dépit de ce cadre légal prescrivant à terme un arrêt d'exploitation des centrales, Suez a choisi de valoriser Electrabel en se fondant sur l'hypothèse d'un renouvellement des centrales à leur fin de vie par d'autres centrales nucléaires.

Un renouvellement était légalement envisageable compte tenu de l'article 9 de la loi précitée (disposition abrogée depuis par la loi du 18 décembre 2013) qui prévoyait qu' « en cas de menace pour la sécurité d'approvisionnement en matière d'électricité, le Roi peut, par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres, après avis de la Commission de Régulation de l'Electricité et du Gaz, prendre les mesures nécessaires, sans préjudice des articles 3 (dispositions prévoyant notamment l'arrêt des centrales ou interdisant leur renouvellement) à 7 de cette loi, sauf en cas de force majeure ».

94. Suez a privilégié le renouvellement à l'allongement de la durée de vie des centrales, suivi d'un remplacement, soit par des centrales thermiques, soit par des centrales nucléaires, car elle l'estimait plus favorable aux actionnaires minoritaires. S'agissant d'un allongement de la durée de vie des centrales nucléaires, suivi d'un remplacement par des centrales thermiques, elle jugeait que « le renouvellement du parc nucléaire par du nucléaire à partir de 2015 constitue une hypothèse plus avantageuse du point de vue financier » (prospectus, p. 37). S'agissant d'un allongement suivi d'un remplacement par des centrales nucléaires, elle indiquait que ce scénario conduisait également « à une valorisation légèrement inférieure au prix offert » (id.).

95. Suez indiquait en outre que l'allongement de la durée de vie serait vraisemblablement accompagné de modifications structurelles importantes en termes de prélèvements de l'Etat (même si elle en conteste la légalité), de tarifs, d'ouverture à la concurrence et de contributions réglementaires aux formes d'énergie alternative, ce qu'un rapport de la CREG de 2006 a confirmé (en s'appuyant sur l'exemple des Pays-Bas, la CREG propose que le Gouvernement belge demande une compensation aux producteurs pour la prolongation de la durée de vie des centrales) (étude de la CREG relative à « la régulation nécessaire en vue de réaliser des baisses tarifaires possibles au sein des différentes composantes tarifaires de l'électricité »).

96. Certes, ainsi que le font valoir les demandeurs, différents intervenants préconisaient, à l'époque de l'OPR, un allongement de la durée des centrales, notamment en raison du moindre coût de production d'électricité et de l'absence de rejet de CO2 dans l'atmosphère, outre l'avantage politique de réduire la dépendance énergétique de la Belgique.

97. L'Agence pour l'énergie nucléaire et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avaient rédigé en 2006 un rapport (intitulé « Gestion et prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires ») selon lequel « la prolongation de la durée de vie d'une centrale présente des avantages potentiels pour ses propriétaires et pour la collectivité dans son ensemble, même si l'option nucléaire suscite des opinions différentes selon les pays ». Ce rapport estimait notamment que la prolongation de la durée de vie d'un moyen de production puissant évitait « de devoir investir immédiatement dans une nouvelle capacité de production » et qu'il était « bien moins coûteux d'investir dans un projet de prolongation d'exploitation que dans n'importe quel type de capacité de remplacement, même si la rénovation de la centrale nécessite quelques capitaux complémentaires » (rapport précité, p. 56) (avantages d'ordre économique).

98. Au sein même de Suez, M. Mestrallet, PDG de l'entreprise, déclarait le 21 février 2007, après avoir mis l'accent sur les énergies renouvelables, que le nucléaire avait toute sa place et qu'il « fallait réfléchir à l' allongement de la durée de vie des centrales existantes ». Un rapport d'activité et de développement durable de Suez pour 2006 envisageait également cette option.

99. Un rapport du 20 juin 2007, invoqué par les demandeurs (mais non produit aux débats), d'un expert mandaté par le Gouvernement belge, M. Jurres, aurait conclu que des économies de plus de 30 milliards d'euros pourraient être réalisées en cas de prolongement de la durée de vie des centrales et M. Leterme, alors formateur, a indiqué dans une note que le Gouvernement maintiendrait sa décision de fermeture du parc prévue par la loi du 31 janvier 2003 mais qu'il serait fait usage de l'article 9 de la loi précitée « pour proroger, pour une durée limitée et dans les nécessaires conditions de sécurité, la durée d'exploitation de quelques centrales nucléaires ».

100. Cependant, Suez fait à juste titre observer que cette déclaration (qui a été contredite par le gouvernement Verhofstadt formé en décembre 2007) ne précisait ni le nombre des centrales concernées, ni la durée de la prolongation envisagée; elle souligne également que cette prolongation devait s'accompagner d'une série de mesures destinées à favoriser la concurrence et à imposer l'usage des bénéfices produits par les centrales amorties à la production d'énergies alternatives, ce qui aurait impliqué une charge importante pour Electrabel. Or, les demandeurs ne tiennent pas compte de cet impact dans leur évaluation.

101. Les demandeurs ne peuvent davantage se prévaloir de ce que Suez établissait ses comptes annuels dans la perspective de la pérennité de l'exploitation nucléaire, le rapport financier semestriel de 2013 auquel ils se réfèrent pour soutenir cette affirmation étant de loin postérieur à la période au cours de laquelle le prix litigieux fut fixé.

102. Suez estime qu'il « était impossible en 2007 de déterminer une hypothèse réaliste relative aux modalités et à la rentabilité d'une extension de la durée de vie des centrales nucléaires » (n° 309 de ses dernières observations écrites). Elle considère également que la nature changeante de l'environnement (notamment en matière de marchés, de réglementation et de technologies) ne permettait pas de déterminer, en 2007, l'impact à long terme des choix opérés par la société ou des décisions, notamment des autorités, qui pouvaient intervenir à l'avenir et qu'il convenait dès lors de supposer que le périmètre d'activités de l'entreprise resterait stable et constant.

103. Il convient de souligner que si de nombreuses voix se sont déclarées en faveur d'une prolongation de l'exploitation du nucléaire, par l'allongement de la durée de vie des centrales, l'hypothèse d'un allongement suivi d'un renouvellement n'était pas envisagée.

104. En tout état de cause, il apparaît que le scénario d'une prolongation suivie d'un renouvellement a été examinée par Suez et qu'il aboutissait - selon les termes employés par le prospectus et validés par la CBFA - à une valorisation légèrement inférieure du prix de l'offre.

105. Les demandeurs contestent en vain cette conclusion en se fondant sur plusieurs rapports de la CREG, établis en 2006, 2010 et 2009.

Le rapport de la CREG de 2006 a estimé le bénéfice réalisé à la suite d'une prolongation de 10 à 20 ans de la durée de vie des centrales belges (le rapport établi en 2010 a réactualisé ce résultat pour l'année 2007).

106. Suez conteste la pertinence de la première étude en ce qu'elle estime le bénéfice supplémentaire qui pourrait être réalisé à la suite de la prolongation de la durée de vie des centrales et qu'elle le compare avec la situation légale d'arrêt d'exploitation des centrales mais qu'elle n'effectue pas de comparaison avec un renouvellement des centrales.

107. Quant à l'étude de 2009, postérieure à l'offre (ce qui implique qu'elle n'en a pas eu connaissance en rédigeant son offre), Suez fait valoir à raison qu'il n'est pas possible d'en vérifier la fiabilité à défaut de disposer des chiffres qui la sous-tendent.

108. Suez reproche enfin à l'étude de la CREG réalisée en 2010 (également après l'offre) de calculer la marge d'exploitation dégagée durant l'année 2007, soit durant la période légale d'exploitation (chiffrée entre 1,75 et 1,95 milliards d'euros), sans prendre en compte les coûts de prolongation.

109. Electrabel ayant critiqué ce calcul de la « rente nucléaire », c'est-à-dire la marge bénéficiaire dégagée par l'exploitation des centrales nucléaires, la Commission de l'Economie de la Chambre des représentants a procédé à des auditions notamment de la CREG et d'Electrabel. La divergence de vues fut telle que le Gouvernement chargea la Banque Nationale d'effectuer une étude sur le montant de la rente de rareté afférente au nucléaire. Le résultat de cet arbitrage (rapport du 11 mars 2011) est favorable à Electrabel.

110. Il n'y a pas lieu de revenir sur les conclusions émises par la Banque Nationale dès lors que cette autorité a été mandatée pour apprécier l'avis de la CREG et qu'elle relève notamment que « les méthodes utilisées par la CREG pour estimer le prix de vente pertinent sont basées sur des concepts qui sont soit erronés (prix forward utilisés comme approximation pour le prix de marché de gros), soit trop vastes (prix de vente moyens de petits à grands consommateurs) ». Par ailleurs, la cour d'appel a mis à néant l'amende administrative qu'avait infligée la CREG à Electrabel au terme du processus d'élaboration de l'étude précitée (arrêt du 18 décembre 2012, RG n° 2011/AR/976); la cour a estimé que la CREG avait manqué d'impartialité non seulement en entendant « obtenir d'Electrabel que celle-ci lui fournisse les données chiffrées qui devaient confirmer qu'elle avait raison au sujet de la 'rente nucléaire' ou à tout le moins démontrer que la critique formulée par Electrabel manquait de fondement » mais encore en lui infligeant ensuite une amende.

111. L'évolution de la situation postérieurement à l'OPR a en outre démontré que l'arrêt des centrales était toujours à l'ordre du jour (cf. notamment accord du Gouvernement du 1er décembre 2011), et que si la prolongation de la centrale de Tihange 1 a été autorisée, elle a été limitée à 10 ans et contre paiement d'une redevance à verser à l'Etat belge.

112. Enfin, les demandeurs ne contredisent pas l'analyse chiffrée de Suez selon laquelle le scénario de la prolongation aurait été moins favorable pour les actionnaires et qui situait la valeur d'Electrabel dans une fourchette de 547,50 EUR à 582,20 EUR par action en cas de prolongation de 10 ans, avant renouvellement, et de 579,10 EUR à 614,60 EUR par action en cas de prolongation de 20 ans, avant renouvellement.

113. Selon les demandeurs, le « juste prix » « doit correspondre à la valeur réelle de l'entreprise » (p. 8). Ils ne contestent pas qu'il n'existe pas de « juste prix » unique. La notion de sauvegarde des intérêts des actionnaires minoritaires n'implique pas dans leur chef le droit à obtenir « le prix le plus élevé », mais un prix qui respecte, par son caractère juste ou équitable, le devoir de loyauté auquel l'offrant est tenu à l'égard des actionnaires (voir J.-M. Gollier, o.c., p. 195).

114. L'estimation de la valeur de l'entreprise par la méthode d'évaluation des cash-flows futurs passait nécessairement par le choix d'une hypothèse de travail. Compte tenu du contexte légal et de l'état des réflexions au moment du lancement de l'OPR, Suez aurait pu envisager l'hypothèse de la prolongation de la durée de vie des centrales, avant leur renouvellement.

Il ne résulte toutefois pas des éléments qui précèdent que le choix de l'option du renouvellement des centrales à l'issue de leur durée de vie légale a lésé les intérêts des actionnaires ni qu'il a été fautif.

D. Comparaison avec le prix de l'offre combinée

115. Suez a comparé le prix offert avec celui de l'offre combinée lancée en 2005; Suez a réactualisé cette offre combinée en appliquant un intérêt sur la partie « en cash » et actualisant le cours de la partie « en actions » et obtenu un prix de 452 EUR.

116. Les demandeurs reprochent à cette méthode d'actualisation de geler la partie cash (en dehors de l'allocation d'un intérêt), de ne pas tenir compte ni de l'évolution en bourse de sociétés actives dans le secteur de l'énergie ni de la possibilité annoncée en 2005 d'une fusion entre Electrabel et Suez. Ils estiment dès lors que la partie cash aurait dû être convertie en actions Suez.

117. Cette critique avait été rencontrée dans le prospectus; il y était indiqué que Suez ne présentait pas le même profil financier et d'activités qu'Electrabel (la première étant principalement active dans les domaines de l'électricité, du gaz, des services à l'énergie, de l'eau et de propreté, secteurs dans lesquels la part d'actifs d'Electrabel était limitée à 40%).

Suez objecte également à juste titre qu'en cas de fusion, les actionnaires n'avaient aucun droit à exiger un échange d'actions.

118. La valeur avancée par les demandeurs de 630 EUR ne peut par conséquent pas être retenue.

E. Mesures avant dire droit

119. Les demandeurs sollicitent à titre subsidiaire des mesures d'expertise, d'audition de témoins et de production de documents.

120. La mesure d'enquête est postulée en vue, notamment, de commenter les méthodes d'évaluation d'Electrabel et d'évaluer le juste prix qui aurait dû être offert aux demandeurs. Il résulte cependant des développements qui précèdent que cette évaluation a été correctement effectuée par Suez, de sorte que la mesure sollicitée n'est pas utile à la solution du litige.

121. S'agissant de la mesure d'enquête, elle a été demandée « à charge de M. D.W. ou M. G.C., à charge de la Commission de Régulation de l'Electricité et du Gaz, valablement représentée par la personne qu'elle désignera ». Cette demande constitue en réalité une demande d'expertise à réaliser par la CREG, celle-ci étant invitée à s'expliquer sur les aspects techniques du litige. Il ne peut dès lors y être fait droit pour ce motif et en raison du défaut d'impartialité dont a fait preuve cet organe à l'égard d'Electrabel.

122. La demande de production de documents n'est pas davantage fondée, cette mesure n'étant pas utile à la solution du litige.

F. Dépens

123. La demande étant déclarée non fondée, les demandeurs sont condamnés aux dépens de Suez. Cette dernière demande que l'indemnité de procédure soit portée à son montant maximum en raison de la complexité de l'affaire. Il y a lieu de faire droit à cette majoration, les demandeurs ayant du reste postulé la même indemnité de procédure.

IV. Décision

La cour décide par arrêt contradictoire.

Vu l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire,

Dit la demande recevable mais non fondée;

Condamne les demandeurs aux dépens, liquidés pour la défenderesse à 33.000 EUR.

(…)