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[CMR] Le destinataire est-il tenu des frais de transport ?, R.D.C.-T.B.H., 2018/7, p. 642-646

TRANSPORT
Transport de marchandises par route - Transport international CMR - Destinataire - Paiement du fret - Article 13, 2., CMR
Selon l'article 13, § 2., CMR, le destinataire n'est tenu de payer les frais de transport que s'il a demandé et obtenu la livraison de la marchandise et le deuxième exemplaire de la lettre de voiture.
VERVOER
Vervoer goederen over de weg - Internationaal vervoer CMR - Bestemmeling - Betaling van de vracht - Artikel 13, 2. CMR
Overeenkomstig artikel 13, § 2 CMR is de bestemmeling gehouden de transportkosten te betalen enkel wanneer hij de aflevering van de goederen en het tweede exemplaar van de vrachtbrief gevorderd en bekomen heeft.
Le destinataire est-il tenu des frais de transport?
Jacques Libouton [1]

1.La doctrine et la jurisprudence admettent traditionnellement que le destinataire qui accepte l'envoi ou qui adhère au contrat de transport a le droit d'en poursuivre l'exécution et d'agir en responsabilité en cas de perte, avarie ou de retard et que, en outre, il se constitue le débiteur des sommes encore dues au transporteur en vertu du contrat [2].

2.L'analyse juridique du fondement du statut du destinataire a toutefois donné lieu à discussions.

La situation est simple lorsqu'il s'agit d'un transport effectué sous le couvert d'un document négociable.

La nature même des titres négociables, y compris les «  titres concrets », tels que les connaissements maritimes et fluviaux, implique en effet que le titre confère par lui-même à son porteur régulier des droits qui dérivent non du contrat qui lui a donné naissance, mais du titre lui-même. Le porteur d'un connaissement négociable tire dès lors ses droits et ses obligations du titre lui-même, et ce littéralement, c'est-à-dire tels que celui-ci les décrit et de façon autonome par rapport au contrat sous-jacent [3]. Le porteur du connaissement sera donc incontestablement tenu des frais de transport et des éventuelles autres charges financières, à condition qu'elles soient mentionnées sur son titre.

La discussion a été plus délicate dans le cas du contrat de transport de droit commun.

L'explication traditionnelle était de considérer que le contrat de transport comporte une stipulation pour autrui en faveur du destinataire convenu, créant ainsi un droit direct entre le transporteur et le destinataire, non partie initiale au contrat de transport [4]. Alors même que la stipulation pour autrui donne des droits au bénéficiaire, sans lui imposer d'obligation, les mêmes auteurs admettaient, comme une évidence, que l'acceptation de la stipulation pour autrui le rende débiteur envers le transporteur.

L'on précisait parfois que l'expéditeur non seulement stipule mais aussi promet pour le destinataire en même temps que pour son propre compte, de sorte que, en prenant réception des marchandises transportées, le destinataire accepte les conditions de la convention originairement avenue entre les seuls expéditeur et voiturier [5].

MM. Van Ryn et Heenen ont critiqué de façon détaillée les insuffisances du recours à la stipulation pour autrui [6] et ils ont proposé de qualifier la manifestation de la volonté, expresse ou tacite, du destinataire non plus comme l'acceptation d'une stipulation pour autrui, mais comme un acte unilatéral d'adhésion à l'opération de transport, qui forme un ensemble, et dont il revendique le bénéfice tout en assumant ses charges (n° 765).

Cette analyse, que l'on trouvait déjà en germe dans la doctrine plus ancienne [7] ainsi d'ailleurs que dans un arrêt, ancien, du 20 mai 1912 de la Cour de cassation de France [8], en des termes d'une clarté lapidaire [9], est désormais retenue par la doctrine [10], ainsi que par la jurisprudence [11].

3.Le jugement annoté pose la question de savoir si la règle de droit commun est également applicable aux transports routiers régis par la convention CMR, qui s'applique non seulement aux transports internationaux, mais aussi aux transports nationaux depuis 1999 (art. 38 de la loi du 3 mai 1999 relative au transport de choses par route, remplacé depuis lors par l'art. 51 de la loi du 15 juillet 2013 relative au transport de marchandises par route).

Dans un premier temps, le jugement annoté fait abstraction du droit commun belge, comme l'imposent les règles usuelles d'interprétation autonome des conventions internationales, pour se prononcer sur l'obligation du destinataire de payer le prix du transport dans le cadre d'un transport international régi par la convention CMR.

L'article 13 de cette convention dispose que:

« 1. Après l'arrivée de la marchandise au lieu prévu pour la livraison, le destinataire a le droit de demander que le deuxième exemplaire de la lettre de voiture lui soit remis et que la marchandise lui soit livrée, le tout contre décharge. Si la perte de la marchandise est établie, ou si la marchandise n'est pas arrivée à l'expiration du délai prévu à l'article 19, le destinataire est autorisé à faire valoir en son propre nom vis-à-vis du transporteur les droits qui résultent du contrat de transport.

2. Le destinataire qui se prévaut des droits qui lui sont accordés au terme du § 1 er du présent article est tenu de payer le montant des créances résultant de la lettre de voiture. En cas de contestation à ce sujet, le transporteur n'est obligé d'effectuer la livraison de la marchandise que si une caution lui est fournie par le destinataire. »

Une société belge achetait régulièrement du coke, à savoir un composé minéral dérivé du charbon, à un fournisseur italien; celui-ci en organisait le transport en le confiant à un transporteur belge qui facturait ses interventions au fournisseur italien et qui, apparemment, en a longtemps obtenu le paiement.

Le fournisseur italien, expéditeur de la marchandise, n'a toutefois pas payé le transporteur pour 13 transports effectués entre le mois de novembre 2014 et le mois de février 2015.

Une procédure de redressement judiciaire a été ouverte en Italie et le transporteur belge s'est adressé à l'acheteur belge, en sa qualité de destinataire, pour lui réclamer le paiement de ces 13 transports sur pied de l'article 13 de la convention CMR.

Le tribunal a rejeté cette demande au motif, principal, que même si le destinataire avait obtenu la livraison de la marchandise, il n'avait toutefois pas demandé la remise du deuxième exemplaire de la lettre de voiture. Le tribunal, par une lecture littérale de l'article 13, 2., considère que le destinataire n'est tenu de payer le prix du transport, même lorsqu'il a obtenu livraison, que s'il s'est « aussi vu remettre, à sa demande, un exemplaire de la lettre de voiture ».

Le tribunal ajoute, à titre surabondant, que le transporteur, s'il avait été prudent et diligent, aurait dû aviser rapidement le destinataire du non-paiement des transports antérieurs afin de permettre au destinataire de prendre les dispositions utiles, tel le non-paiement, à l'expéditeur/vendeur par le destinataire/acheteur, du prix du transport compris dans le prix de vente.

4.Le premier principe d'interprétation des lois, y compris les conventions internationales, requiert de respecter le texte lorsqu'il est clair.

Le tribunal paraît appliquer ce principe en affirmant que « si les mots ont un sens, il faut donc, pour que le destinataire soit tenu à l'égard du transporteur, non seulement qu'il ait demandé et qu'il se soit vu remettre le deuxième exemplaire de la lettre de voiture, mais en outre que la marchandise lui ait été livrée ».

Ceci semble à première vue une lecture fidèle ou en tous cas très littérale de l'article 13, 2., par laquelle le tribunal met d'ailleurs d'abord l'accent sur la livraison, tout en ajoutant ensuite immédiatement que la livraison n'est pas suffisante pour rendre le destinataire débiteur: il doit aussi se voir remettre, à sa demande, un exemplaire de la lettre de voiture.

Cette condition formelle n'est toutefois en réalité pas une conditio sine qua non, car l'on ne peut omettre l'absence de formalisme qui caractérise la convention CMR.

Ceci ressort à l'évidence de son article 4:

« Le contrat de transport est constaté par une lettre de voiture. L'absence, l'irrégularité ou la perte de la lettre de voiture n'affecte ni l'existence ni la validité du contrat de transport qui reste soumis aux dispositions de la présente convention. »

Cette absence de formalisme est une des caractéristiques qui distinguent la convention CMR de la convention ferroviaire CIM de 1952, dont la CMR est inspirée. Le formalisme ferroviaire se justifiait parfaitement jadis lorsque les transports ferroviaires étaient entre les mains des administrations publiques, assistées de corps de fonctionnaires formés de façon rigoureuse et pointilleuse. Les acteurs de terrain du transport routier n'étaient en revanche, spécialement dans les années où les conditions d'accès à la profession étaient inexistantes ou au mieux légères dans les pays signataires de la convention CMR, aucunement formés à la même rigueur et, au contraire, étaient souvent des exécutants peu instruits. L'on comprend donc que les auteurs de la convention CMR se soient à cet égard écartés de la convention CIM.

Cette absence de formalisme ne permet pas à nos yeux d'exiger la remise au destinataire de la lettre de voiture pour qu'il soit tenu du prix du transport, pas plus d'ailleurs que l'on n'imagine que le transporteur puisse refuser la livraison demandée par le destinataire sous prétexte que celui-ci n'a pas demandé également la remise du deuxième exemplaire de la lettre de voiture.

Il en est d'autant plus ainsi que cette remise est impossible lorsque, comme cela est parfois le cas, le transport s'effectue sans l'émission d'une lettre de voiture CMR mais, par exemple, sous le couvert d'un simple bon d'enlèvement, alors que l'on ne peut pas raisonnablement penser que, en l'absence de lettre de voiture, le destinataire puisse se voir refuser la livraison.

L'on ne pourrait soutenir que la remise de la lettre de voiture au destinataire serait une condition nécessaire sous prétexte que celle-ci doit, conformément à l'article 6, 1., i), CMR, mentionner les frais afférents au transport, ce qui permettrait donc au destinataire, avant de se faire remettre la marchandise, de connaître le montant du prix du transport. En effet, l'article 4 CMR a pour conséquence que l'absence de mention du prix du transport sur la lettre de voiture - prix qui, dans la pratique, n'y est jamais mentionné - n'empêche pas le transporteur de réclamer le prix du transport que ce soit à l'expéditeur ou au destinataire.

5.La doctrine relative aux transports régis par la CMR ne retient donc aucunement l'exigence formelle posée par le tribunal dans l'espèce annotée.

Putzeys, en se référant à l'article 13, 2., relève que « le destinataire, dès qu'il a usé de son droit de disposition après l'arrivée de la marchandise au lieu prévu pour la livraison, est tenu de payer le montant des créances résultant de la lettre de voiture, y compris le fret dans ce cas » [12]. Il ne requiert donc nullement la demande du deuxième exemplaire de la lettre de voiture.

Kesteloot et De Smet considèrent que « le destinataire est également débiteur du prix à la double condition qu'il soit convenu que la marchandise voyage de la sorte et que le destinataire ait adhéré au contrat de transport » [13], en ajoutant, sous la forme d'une note de bas de page, une référence également à l'article 13, 2., CMR, sans toutefois en tirer de conséquence.

Loyens est plus clair encore car il enseigne expressément que « De bestemmeling die de goederen aanvaardt - al dan niet door overname van het duplicata van de vrachtbrief uit handen van de vervoerder (bv. art. 13, 1., CMR) - treedt toe tot de vervoersovereenkomst en wordt medeschuldenaar van de vracht en de bijkomende kosten. » [14].

Van Ryn et Heenen enseignent que, par son adhésion, le destinataire se constitue débiteur des sommes encore dues au transporteur, en ajoutant, pour ce qui concerne la convention CMR, que « en dépit du libellé restrictif de (l'art. 13, 2., CMR) (« les créances résultant de la lettre de voiture »), il faut admettre que le destinataire qui a adhéré au contrat de transport doit en tous cas payer le fret si celui-ci est encore dû » [15].

Telle était également notre opinion, déjà en 1982 [16], lorsque nous soulignions d'une part l'absence de formalisme en raison de l'article 4 CMR et d'autre part la signature par le destinataire sur l'exemplaire de la lettre de voiture du transporteur, et ce dans l'affaire jugée par le tribunal de commerce de Tongres le 22 avril 1976, évoquée ci-dessous. Il serait réellement inconcevable d'admettre que le destinataire, qui signe l'exemplaire du transporteur, puisse se prévaloir de son abstention d'avoir demandé son propre exemplaire et du fait qu'il ne l'aurait pas reçu.

Une lecture étroite de l'article 13 se justifierait d'autant moins que, si la première phrase de l'article 13, 1., donne au destinataire le double droit de demander la remise du deuxième exemplaire de la lettre de voiture et la livraison de la marchandise, la deuxième phrase permet au destinataire de faire valoir en son propre nom vis-à-vis des transporteurs les droits qui résultent du contrat de transport si la perte de la marchandise établie ou si la marchandise n'est pas arrivée à l'expiration du délai prévu à l'article 19 [17]. Dès lors que ni la livraison, ni la mise en cause de la responsabilité du transporteur en cas de perte ou d'avarie ne sont, à l'évidence, subordonnées à une demande, formaliste, par le destinataire de se faire remettre le deuxième exemplaire de la lettre de voiture, il serait illogique de requérir cette demande et cette remise pour pouvoir le tenir débiteur des frais de transport.

Ceci paraît en droite ligne avec les règles d'interprétation exprimées par la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, qui ne prescrit nullement une interprétation littérale mais au contraire préconise une interprétation « de bonne foi  suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but » (art. 31, 1.) et autorise à faire « appel à des moyens complémentaires d'interprétation », tels notamment - et donc non exclusivement - les travaux préparatoires si la première interprétation « conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable » (art. 32).

Le libellé de l'article 13 de la CMR n'est incontestablement pas parfait: sa lecture littérale conduirait à empêcher le destinataire qui a demandé et obtenu le deuxième exemplaire de la lettre de voiture et la livraison, de réclamer réparation du chef d'avaries ou de retard, sous prétexte que le texte de l'article 13, 1., ne vise expressément que « la perte de la marchandise ». De même, sa lecture littérale aboutirait à pouvoir peut-être refuser au destinataire la livraison s'il n'a pas demandé la remise du deuxième exemplaire de la lettre de voiture.

De telles conséquences, « absurdes » selon l'article 32 de la Convention de Vienne, ne peuvent que conduire à une lecture souple de l'article 13 de la CMR, en se dégageant du texte étroit et en tenant compte des réalités et des nécessités du commerce et du bon sens, qui méritent sûrement d'être retenus parmi les « moyens complémentaires d'interprétation » autorisés par l'article 21 de la Convention de Vienne. Parmi les réalités du commerce, il faut aussi tenir compte de ce que l'usage constant est de ne pas mentionner le prix du transport dans les lettres de voiture.

Le destinataire qui a demandé la livraison, condition certes indispensable, doit donc, sans autre condition, y avoir droit, avoir droit à réclamer réparation en cas non seulement de perte mais aussi d'avaries et de retard, et répondre des frais du transport.

6.La jurisprudence en la matière spécifique aux transports régis par la convention CMR est rare. Le jugement précité du 22 avril 1976 du tribunal de commerce de Tongres [18] devait répondre au destinataire qui avait signé pour réception de la marchandise le troisième exemplaire de la lettre de voiture, mais qui objectait notamment qu'il n'avait pas reçu le deuxième exemplaire et que la lettre de voiture ne mentionnait pas le prix du transport. Après avoir rappelé le principe, de droit commun, de l'adhésion du destinataire au contrat de transport, le tribunal écarte les moyens de défense du destinataire aux motifs suivants:

« Dat verweerder het tweede exemplaar van de vrachtbrief niet zou bekomen hebben doet geen afbreuk aan de zoëven omschreven gevolgtrekking, vooreerst omdat het niet uit de bundel blijkt dat hij dat tweede exemplaar niet bekwam, vervolgens omdat hij als geadresseerde luidens artikel 13, § 1. CMR gerechtigd was de afgifte daarvan te vorderen - al geschiedt de toetreding tot de vervoersovereenkomst bij in ontvangstname van de goederen wel zonder de uitoefening van dit recht - en ten slotte omdat verweerder het derde exemplaar van de vrachtbrief voor ontvangst aftekende;

Dat elke twijfel omtrent verweerders intentie van als geadresseerde bij de vervoersovereenkomst contractpartijen te worden, derhalve opgeheven is. »

L'arrêt précité du 10 mars 1978 de la cour d'appel d'Anvers [19], statuant en degré d'appel du jugement du 22 avril 1976 du tribunal de commerce de Tongres retient de même l'obligation du destinataire de payer les frais de transport sur base de son adhésion au contrat, notamment par la réception de la marchandise. Il ajoute:

« Overwegende dat de argumentatie die appellant wil putten in artikelen 13 en 6 van het CMR-verdrag niet aan de orde komt om hem te ontslaan van de betaling van het vervoer van de koopwaar; dat immers het verschuldigd zijn door de koper van de kosten van het vervoer van de aangekochte koopwaar niet afhankelijk kan zijn van de al dan niet afgifte van het tweede exemplaar van de vrachtbrief of van de regelmatige opstelling van de vrachtbrief, vermits het gesloten vervoercontract rechtsgeldig blijft, als zou zelfs geen vrachtbrief zijn opgesteld of de vrachtbrief onregelmatigheden zou vertonen. »

L'on retrouve ainsi clairement l'idée du manque de formalisme de la convention CMR, relevé ci-dessus.

Le jugement annoté cite l'arrêt du 10 mars 1978, sans l'analyser. Il cite également un jugement inédit du 15 décembre 2016 du tribunal de commerce d'Anvers, division Turnhout, qui, selon le jugement annoté, décide que « le fait que la lettre de voiture n'ait pas été transmise au destinataire est sans incidence sur le fait que celui-ci est tenu de payer le coût du transport dès que les marchandises lui ont été livrées ». L'on ignore si le jugement du 15 décembre 2016 est plus motivé que l'arrêt du 10 mars 1978.

7.Allant au-delà de sa lecture littérale, mais à nos yeux en définitive inexacte, de l'article 13, 2., le jugement annoté cherche à justifier son interprétation de l'article 13 CMR sous un prétexte de logique sur le plan juridique. Selon le tribunal, « l'article 13 CMR déroge au droit commun et ne peut dès lors être interprété de manière extensive (et ce d'autant que l'article 13, 2., CMR peut avoir pour conséquence que le destinataire doive payer deux fois le prix du transport: une première fois à l'expéditeur lorsque le prix des marchandises comprend le transport) et une seconde fois au transporteur impayé par l'expéditeur ».

Ceci n'est pas convaincant. L'article 13, 2., ne constitue pas une dérogation au droit commun puisque, bien avant l'introduction de la convention CMR, la doctrine et la jurisprudence considéraient déjà que, par son adhésion au contrat de transport, ou même par son acceptation d'une stipulation pour autrui couplée avec une promesse faite en son nom, le destinataire est tenu des frais de transport, sans subordonner cette dette à la remise de la lettre de voiture ni à l'indication du prix restant dû dans la lettre de voiture. Une interprétation restrictive ne se justifie donc pas. Certes, le destinataire paie deux fois les frais du transport puisque son prix de vente a été déterminé par le vendeur en tenant compte des frais de transport, mais ceci n'a jamais été considéré comme un obstacle aux conséquences de l'adhésion du destinataire au contrat de transport.

8.Les considérations, certes surabondantes, du tribunal à propos de cette prétendue dérogation au droit commun ramènent d'ailleurs à la question de savoir si, en tous cas en transport international, le droit commun belge s'applique à la question de la dette du destinataire. L'on a déjà beaucoup écrit sur le caractère exhaustif ou non de la convention CMR. Ces quelques lignes ne sont pas la place pour épuiser cette question, qui peut sans doute être résumée par la constatation que les dispositions de la convention CMR n'ont un caractère exhaustif que lorsqu'elles règlent en effet entièrement une question. L'on peut donc, à la lecture de l'article 13 CMR et en tenant compte des règles d'interprétation contenues dans la Convention de Vienne, considérer que cet article contient tout ce qui est nécessaire à apprécier les conditions de la débition des frais de transport par le destinataire.

Cet article, sans s'encombrer d'une justification juridique, confère en effet au destinataire divers droits, à savoir demander la remise du deuxième exemplaire de la lettre de voiture, demander la livraison et poursuivre la réparation du dommage en cas de perte de la marchandise. Le même article édicte l'obligation du destinataire qui s'est prévalu de ses droits, de payer les créances, résultant de la lettre de voiture.

9.A titre anecdotique, l'on relèvera enfin que le jugement annoté reproche au transporteur d'avoir poursuivi ses livraisons pendant plus de 3 mois sans être payé par l'expéditeur et ce, sans avertir le destinataire de la situation, ce qui ne serait pas le propre d'un transporteur normalement prudent et diligent, alors qu'un tel avis permettrait au destinataire de prendre les dispositions qu'il estime utiles, comme par exemple de ne plus payer à l'expéditeur/vendeur la partie du prix du transport inclue dans le prix de vente.

Sur le principe, l'on ne peut contester qu'une faute du transporteur à cet égard soit de nature à dégager le destinataire de sa dette, si cette faute a causé un dommage.

Le jugement annoté ne permet pas de savoir si les faits de l'espèce permettaient réellement de reprocher une faute sur ce plan au transporteur et de constater un lien de causalité. C'est à tout le moins douteux car le délai de 3 mois n'était pas en lui-même de nature à nourrir des soupçons d'insolvabilité dans le chef de l'expéditeur. Le délai légal de paiement des factures est en effet de 30 jours selon l'article 4 de la loi du 2 août 2002 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, qui transpose la directive n° 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2001. Il n'est d'ailleurs pas rare que les factures ne soient conventionnellement payables que « 30 jours fin de mois ». Un examen détaillé de la situation de fait aurait sans doute été nécessaire et, même si une faute et un lien causal avaient été démontrés, le dommage découlant de la faute éventuelle du transporteur ne pouvait certainement pas porter sur l'ensemble des factures émises pendant les 3 derniers mois des relations commerciales entre les parties.

[1] Avocat - Gérard & Associés, Professeur émérite de l'ULB.
[2] Voy. not. R.P.D.B., Transport par terre, nos 97 et 98; J. Van Ryn et J. Heenen, Principes de droit commercial, tome IV, 2 e éd., Bruylant, 1988, n° 762.
[3] J. Van Ryn et J. Heenen, III, 2 e éd., Bruylant, 1981, nos 79 et 93; J. Loyens, Handboek Transportrecht, Intersentia, 2011, n° 692; Anvers, 21 novembre 1979, R.W., 1980-1981, 1674.
[4] Voy. not. E. Stevens et R. Henning, Le contrat de transport, Lesigne, 1931, n° 75; L. Fredericq, Traité de droit commercial belge, III, Fecheyr, 1947, n° 386.
[5] Comm. Gand, 14 novembre 1903, Pand. pér., 1904, n° 415; Pand., tome 111, Larcier, 1919, Transport (contrat de)(Mat. comm.), n° 75.
[6] O.c., IV, 2 e éd., n° 763.
[7] E. Stevens et R. Henning, o.c., n° 202; R.P.D.B., Transport par terre, n° 106.
[8] Sirey et Pand. fr. pér., 1915, I, 158.
[9] « Attendu, en droit, qu'en matière de transports, l'expéditeur stipule pour le destinataire comme condition du contrat en même temps que pour lui-même; Qu'en prenant livraison de la marchandise, le destinataire accepte le contrat, tel qu'il a été conclu, avec toutes ses clauses et conditions, et spécialement avec l'obligation, corrélative au transport lui-même, d'en payer le prix. »
[10] J. Putzeys, Le contrat de transport routier de marchandises, Bruylant, 1981, nos 120-121 et 618; Loyens, o.c., n° 691; J. P. Kesteloot et V. Desmet, in Traité pratique de droit commercial, tome 6, Transport de marchandises, n° 109.
[11] Voy. not. Comm. Gand, 10 janvier 1964, Pas., 1963, III, p. 100; Comm. Anvers, 27 septembre 1965, R.W., 1965-1966, 1551; Comm. Tongres, 22 avril 1976, J.C.B., 1976, 365; Anvers, 10 mars 1978, J.P.A., 1979-1980, 178.
[12] O.c., n° 618.
[13] O.c., n° 109.
[14] O.c., n° 691.
[15] O.c., n° 762.
[16] J.T., 1982, 703, n° 46.
[17] L'arrêt du 13 juin 1980 de la Cour de cassation ( Pas., 1981, I, p. 1257) relève d'ailleurs que « l'article 13, 1., de la convention CMR reconnaît au destinataire le droit, si la perte de la marchandise est établie ou si la marchandise n'est pas arrivée à l'expiration du délai prévu à l'article 19, de faire valoir en son nom propre vis-à-vis du transporteur les droits qui résultent du contrat de transport, même s'il n'a pu se joindre au contrat par reprise de la lettre de voiture et des marchandises ».
[18] J.C.B., 1976, 365.
[19] J.P.A., 1979-1980, 178.