Article

L'affaire Ryanair. Le for compétent pour les litiges avec le personnel de cabine, R.D.C.-T.B.H., 2019/1, p. 84-90

DROIT JUDICIAIRE EUROPÉEN ET INTERNATIONAL
Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale - Règlement 1215/2012/UE du 12 décembre 2012 (anc. 44/2001/CE du 22 décembre 2000) - Compétence
Même si l'arrêt Ryanair refuse formellement de créer une compétente prétorienne au lieu de la base d'affectation du personnel naviguant, le même résultat est atteint par l'édiction, en substance, d'une présomption que ce lieu correspond à l'endroit d'occupation habituelle de ce personnel, lequel désigne le tribunal compétent pour les litiges du droit du travail. La présomption est cependant réfragable: le juge du lieu de la base d'affectation n'est pas compétent lorsque les demandes présentent des liens de rattachement plus étroits avec un endroit autre que ce lieu, ce qui implique d'avoir égard, concrètement, à l'objet du litige. La solution pourrait donc différer selon que les demandes portent, par exemple, sur le paiement de rémunérations ou autres sommes qui devraient être payées en dehors du lieu de la base d'affectation, ou sur d'autres obligations de l'employeur qui devraient être exécutées localement sur le territoire de la base d'affectation. On doit se réjouir de la confirmation par l'arrêt Ryanair que la compétence juridictionnelle n'est pas toujours fondée des règles fixes et rigides, et peut légitimement intégrer, à l'instar de ce qui se fait dans la matière des conflits de lois, des mécanismes correcteurs permettant le jeu d'une certaine flexibilité au service du principe de proximité.
EUROPEES EN INTERNATIONAAL GERECHTELIJK RECHT
Rechterlijke bevoegdheid, erkenning en tenuitvoerlegging van beslissingen in burgerlijke en handelszaken - Verordening 1215/2012/EU van 12 december 2012 - Bevoegdheid
Zelfs indien het Ryanair -arrest formeel weigert een pretoriaanse bevoegdheid te creëren op de thuisbasis van het cabinepersoneel, wordt hetzelfde resultaat bereikt door een vermoeden in het leven te roepen dat dit de plaats is waar het cabinepersoneel gewoonlijk werkt, plaats die de bevoegde rechtbank voor arbeidsrechtelijke geschillen aanwijst. Dit vermoeden is evenwel weerlegbaar: de rechter van de thuisbasis is niet bevoegd ingeval de vorderingen nauwere aanknopingspunten vertonen met een andere plaats, hetgeen inhoudt dat er concreet rekening wordt gehouden met het voorwerp van het geschil. De oplossing zou aldus kunnen verschillen naargelang de vorderingen bijvoorbeeld als voorwerp hebben vergoedingen of andere bedragen die buiten de thuisbasis moeten worden betaald, of andere verbintenissen van de werkgever die lokaal moeten worden uitgevoerd op het grondgebied van de thuisbasis. Het dient toegejuicht te worden dat het Ryanair-arrest bevestigt dat de rechterlijke bevoegdheid niet altijd bepaald wordt door vaste en starre regels en er, net zoals bij de bepaling van het toepasselijk recht, rekening kan worden gehouden met corrigerende mechanismen, die een zekere flexibiliteit toelaten ten dienste van het nabijheidsbeginsel.
L'affaire Ryanair
Le for compétent pour les litiges avec le personnel de cabine
Arnaud Nuyts [1]
Introduction

1.L'affaire Ryanair concerne un ensemble de litiges opposant d'anciens salariés du personnel naviguant basés à l'aéroport de Charleroi à leurs employeurs, respectivement Ryanair et Crewlink, sociétés de droit irlandais. Les salariés, originaires de différents Etats membres, étaient employés soit directement par la compagnie aérienne Ryanair, soit par Crewlink qui les détachait auprès de Ryanair pour exercer les fonctions de personnel de cabine.

Les contrats de travail étaient rédigés de manière similaire, en langue anglaise. Ils prévoyaient que les salariés devraient résider à moins d'une heure de trajet de la base à laquelle ils seraient affectés, et que leur « base d'affectation » ou « lieu de stationnement » serait l'aéroport de Charleroi. L'employeur avait la possibilité de transférer la base d'affectation vers un autre aéroport, mais en l'espèce il semble que les salariés concernés n'ont été basés qu'à Charleroi.

Les contrats prévoyaient que la relation de travail était soumise au droit irlandais et que les juridictions de cet Etat membre étaient compétentes pour connaître de tous les litiges se rapportant à l'exécution ou à la dénonciation de ces contrats. Les contrats précisaient aussi que les prestations de travail, en tant que personnel de cabine, étaient considérées comme effectuées en Irlande étant donné qu'elles étaient exécutées à bord d'avions immatriculés dans cet Etat membre et appartenant à Ryanair, et que le paiement de leur rémunération serait effectué sur un compte en banque irlandais.

2.Suite à leur démission ou licenciement, les salariés ont saisi le tribunal du travail de Charleroi en vue d'obtenir la condamnation de leur ancien employeur à leur verser diverses indemnités. Ryanair et Crewlink ont contesté la compétence des juridictions belges pour connaître du litige, en faisant valoir l'existence d'un lien étroit et concret entre le litige et les juridictions irlandaises déduit, notamment, de la clause d'élection de for, de la loi applicable, du lieu d'exécution du travail à bord d'avions immatriculés en Irlande et soumis à la législation de cet Etat, et de la signature du contrat de travail par l'employeur en Irlande.

En première instance, le tribunal du travail de Charleroi a fait droit au déclinatoire de compétence en considérant que les juridictions belges ne pouvaient connaître du litige. Les salariés ayant interjeté appel, la cour du travail de Mons a saisi la Cour de justice de questions préjudicielles dans deux affaires distinctes qui ont été jointes, Nogueira et a. / Crewlink Ireland Ltd (C-168/16) et Moreno Oscar / Ryanair (C-169/16).

3.Par l'arrêt commenté du 14 septembre 2017 [2], la Cour se prononce sur l'interprétation de l'article 19, 2., a), du Règlement Bruxelles I [3], qui prévoit qu'en matière de contrat de travail, un employeur peut être attrait « devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ou devant le tribunal du dernier lieu où il a accompli habituellement son travail ». Cette règle figure aujourd'hui à l'article 21, 1., b), i), du Règlement Bruxelles Ibis [4], qui a remplacé le Règlement Bruxelles I. L'affaire Ryanair relevait ratione temporis de l'ancien règlement, mais les solutions dégagées conservent toute leur valeur car la disposition concernée est rédigée en terme identique dans les deux instruments.

La notion de « lieu d'accomplissement habituel du travail » fait l'objet d'une jurisprudence très riche de la Cour de justice, mais c'est la première fois que la Cour se prononce sur le cas particulier du personnel de cabine à bords d'aéronefs. Le raisonnement tenu par la Cour pour déterminer le lieu d'occupation habituelle de ce personnel peut être décomposé en trois étapes qui charpentent la structure de l'arrêt. Premièrement, la détermination du lieu d'occupation habituelle du travailleur revient, selon une méthode indiciaire, à identifier le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s'acquitte de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur (I.). Deuxièmement, il est présumé, dans le contexte du personnel naviguant d'une compagnie aérienne ou mis à sa disposition, que ce lieu correspond à la « base d'affectation » du travailleur (II.). Troisièmement, cette présomption peut être renversée lorsque la demande présente des liens de rattachement plus étroits avec un autre endroit que celui de la « base d'affectation » (III.).

Comme on aura l'occasion de le constater, la première étape du raisonnement est tout à fait classique, dans le prolongement d'une jurisprudence bien établie de la Cour de justice, tandis que les deux autres sont plus créatrices et soulèvent des questions de principe sur la méthode de détermination du tribunal compétent en matière de contrat de travail ainsi que sur le rapport entre la compétence juridictionnelle et la compétence législative.

I. Le principe: détermination du lieu d'occupation habituelle sur la base d'une méthode indiciaire

4.Reprenant des principes bien établis qui trouvent leurs racines dans la jurisprudence relative à la Convention de Bruxelles, la Cour rappelle que la notion de lieu d'occupation habituelle du travailleur doit être interprétée comme visant « le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s'acquitte de fait de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur » [5]. Cette interprétation présente le double avantage de désigner le juge le mieux placé pour statuer sur le litige relatif à la relation de travail et d'assurer une protection adéquate au travailleur en tant que partie contractante la plus faible, car c'est l'endroit où le travailleur peut, à moindre frais, intenter une action judiciaire ou se défendre [6].

En vue d'identifier le « lieu à partir duquel » le personnel naviguant s'acquitte principalement de ses obligations vis-à-vis de son employeur, il y a lieu de se référer à un faisceau d'indices. Cette « méthode indiciaire » permet de refléter la réalité des relations juridiques, en tenant compte de l'ensemble des éléments qui caractérisent l'activité du travailleur [7]. La Cour avait déjà mis en oeuvre une telle méthode dans le secteur du transport, à propos des chauffeurs routiers et des marins [8]. La Cour confirme que les facteurs d'appréciation dégagés dans ces domaines valent aussi pour le personnel de cabine à bord d'aéronefs: il convient de rechercher « le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport, celui où il rentre après ses missions, reçoit les instructions sur ses missions et organise son travail, ainsi que le lieu où se trouvent les outils de travail » [9].

Appliqué au cas du personnel de cabine, le critère du lieu des outils de travail revient à prendre en compte le lieu où sont « stationnés » les aéronefs à bord desquels le travail est habituellement accompli [10]. En revanche, il ne faut pas avoir égard à la « nationalité » des aéronefs qui se déduit de leur pays d'immatriculation. La Cour rejette l'idée selon laquelle le temps de travail effectué à bord des avions pourrait être considéré, eu égard à la nationalité irlandaise de ces avions, comme ayant été effectué sur le territoire irlandais [11]. L'avocat général Saugmandsgaard avait relevé à ce sujet que, même s'il est possible que le temps de travail à bord de l'avion soit plus long que le temps de travail dans les aéroports d'origine et de destination, il serait difficile d'accorder une importance prépondérante aux tâches exécutées à bord de l'avion. Le critère pertinent, à propos de telles tâches, n'est pas celui du lieu «  » le travailleur accomplit principalement ses obligations, mais le lieu « à partir duquel » il accomplit ses obligations [12].

Même si la Cour ne mentionne pas l'analogie, la solution est en adéquation avec l'interprétation de la règle de compétence spéciale en matière contractuelle (art. 7, 2), du Règlement Bruxelles Ibis), qui donne compétence en matière de fourniture de services au tribunal du lieu de fourniture desdits services: dans le contexte du transport aérien de personnes, la Cour avait jugé dans l'arrêt Rehder que le lieu de fourniture principal des services à bord d'un avion correspond aux points de départ et d'arrivée de l'avion, et non au lieu où se trouve l'avion ou au territoire de l'Etat membre dont l'avion a la nationalité [13].

Ryanair avait avancé un argument plus particulier tiré du droit international public pour justifier la prise en compte de la nationalité de l'avion. Selon l'article 17 de la Convention de Chicago relative à l'aviation civile internationale du 7 décembre 1944, un avion a la nationalité du pays où il est immatriculé. Il en résulterait, selon Ryanair, que le lieu d'accomplissement du travail à bord des avions serait « assimilable » au territoire de l'Etat membre dont les aéronefs ont la nationalité. La Cour écarte l'argument, en invoquant le caractère autonome de la notion d'accomplissement habituel du travail [14]. L'avocat général avait conclu dans le même sens au terme d'une analyse plus approfondie où il avait souligné, notamment, que dans le cadre de la Convention de Chicago, la nationalité d'un aéronef n'a ni pour objet ni pour effet d'assimiler l'espace se trouvant à l'intérieur d'un aéronef au territoire de l'Etat dont cet aéronef a la nationalité [15].

Pour justifier l'utilisation de la méthode indiciaire, qui implique d'avoir égard à la réalité des relations juridiques, la Cour met aussi en avant la nécessité d'éviter que la notion d'accomplissement habituel du travail « ne soit instrumentalisée ou ne contribue à la réalisation de stratégies de contournement » [16]. La Cour n'explique pas davantage les comportements qui seraient stigmatisés en général, et ne donne aucun exemple dans le cas d'espèce. On peut penser qu'était concernée, en l'espèce, la clause du contrat prévoyant que les prestations du personnel de cabine devaient être considérées comme ayant été effectuées en Irlande [17]. Le refus d'avoir égard, pour déterminer la compétence en matière contractuelle, à la clause d'un contrat qui désignerait un lieu d'exécution ne correspondant pas à la réalité, n'est pas nouveau: sous l'empire de la Convention de Bruxelles, la Cour avait déjà eu l'occasion de préciser que la règle de compétence spéciale désignant le juge du lieu d'exécution du contrat ne peut être déterminée en fonction d'une clause d'un contrat désignant un lieu d'exécution « fictif » [18].

II. La présomption: lieu de la « base d'affectation » du membre d'équipage

5.La juridiction de renvoi avait interrogé plus particulièrement la Cour sur le point de savoir si la notion de lieu d'accomplissement habituel du travail est « assimilable » à celle de la « base d'affectation » du personnel naviguant, qui correspond au lieu où le membre d'équipage commence et termine normalement son temps de service, tel que déterminé par l'exploitant aérien [19].

La Cour fournit une réponse en deux temps. Premièrement, la notion de lieu d'accomplissement habituel du travail est une notion autonome qui « ne saurait être assimilée à une quelconque notion figurant dans un autre acte du droit de l'Union » [20]. Ainsi, le lieu d'accomplissement habituel du travail ne saurait être assimilé à la « base d'affectation », qui est une notion spécifique au règlement n° 3922/91 du Conseil relatif à l'harmonisation des règles techniques et des procédures administratives dans le domaine de l'aviation civile [21]. L'annexe III de ce règlement prévoit la désignation par l'exploitant d'une « base d'affectation » correspondant au lieu où le membre d'équipage commence et termine normalement un temps de service et où, dans des circonstances normales, l'exploitant n'est pas tenu de loger ce membre d'équipage.

Selon la Cour, l'impossibilité d'assimiler les deux notions tient à la différence d'objectifs entre les instruments [22]. Tandis que le règlement n° 3922/91 vise à harmoniser des règles techniques et des procédures administratives dans le domaine de la sécurité de l'aviation civile [23], le Règlement Bruxelles I poursuit d'autres objectifs, dont ceux (en matière de contrat de travail) d'attribuer la compétence au juge le mieux placé pour connaître du litige et d'assurer une protection adéquate du travailleur [24].

Deuxièmement, la circonstance que les deux notions ne soient pas assimilables ne signifie pas que la notion de « base d'affectation » soit dénuée de toute pertinence pour déterminer le tribunal compétent. Au contraire, selon la Cour, cette notion de « base d'affectation » doit jouer un « rôle significatif » dans la mise en oeuvre de la méthode indiciaire de détermination du lieu d'accomplissement habituel du travail [25]. La raison de ce rôle significatif attribué à la base d'affectation est qu'elle correspond à l'endroit où le membre d'équipage organise son travail quotidien et à proximité duquel il a, durant la période d'exécution du contrat de travail, établi sa résidence et est à la disposition du transporteur aérien [26]. La Cour insiste sur le caractère objectif de ce lieu qui « n'est déterminé ni de manière aléatoire ni par le travailleur » [27].

La Cour conclut l'analyse sur ce point en décidant, et ce point est tout à fait fondamental, que « ce n'est que dans l'hypothèse où, compte tenu des éléments de fait de chaque espèce, des demandes, telles que celles en cause au principal, présenteraient des liens de rattachement plus étroits avec un endroit autre que celui de la 'base d'affectation' que se trouverait mise en échec la pertinence de cette dernière pour identifier le 'lieu à partir duquel des travailleurs accomplissent habituellement leur travail' » [28].

Par ce motif, la Cour érige en substance une véritable présomption selon laquelle le lieu d'accomplissement habituel du travail correspond à la « base d'affectation » du membre d'équipage. Ce ne serait « que » dans l'hypothèse de liens de rattachement plus étroits avec un autre endroit que le juge pourrait mettre en échec cette présomption.

Le rôle central attribué à cette présomption est confirmé par la circonstance que la Cour n'a pas repris l'analyse sur ce point de l'avocat général. Dans ses conclusions, tout en acceptant que la « base d'affectation » puisse être un élément pertinent d'appréciation du lieu d'accomplissement habituel du travail, l'avocat général estimait que cette pertinence était « seulement indirecte », de sorte que la base d'affectation ne pourrait être prise en compte « que dans la seule mesure où elle corrobore les indices (…) pertinents aux fins d'identifier [le] lieu » d'occupation habituelle [29]. L'avocat général avait proposé de retenir une série de six indices permettant de déterminer le lieu d'occupation habituelle d'un membre d'équipage, parmi lesquels la base d'affectation ne représentait qu'un seul indice, et encore qui ne devrait jouer que de manière indirecte [30].

La Cour ne mentionne pas ces différents indices, à la seule exception de l'un d'entre eux, celui du lieu de stationnement des aéronefs, qui est mentionné par la Cour lorsqu'elle discute de manière générale de la méthode indiciaire, comme il a été relevé ci-dessus.

Ainsi, il semble que dans le contexte du personnel naviguant, la méthode indiciaire retenue par la Cour ne soit destinée à intervenir que dans le cadre de la clause d'exception des « liens plus étroits ». Le principe est que le lieu d'occupation habituelle du travailleur désigne le lieu de la « base d'affectation ». L'exception est celle où il y a des liens plus étroits avec un autre endroit. Reste à déterminer la portée de cette clause d'exception.

III. L'exception: les liens plus étroits avec un autre endroit que celui de la « base d'affectation »

6.Comme il vient d'être indiqué, la présomption selon laquelle le lieu d'occupation habituelle du travailleur se trouve à la « base d'affectation » du membre d'équipage peut être écartée lorsque, « compte tenu des éléments de fait de chaque cas d'espèce », les « demandes » présenteraient « des liens de rattachement plus étroits avec un endroit autre » que celui de la base d'affectation.

Par ce motif, la Cour fait jouer une clause d'exception à la compétence fondée essentiellement sur le principe de proximité. L'approche est résolument casuistique et laisse une large marge d'appréciation au juge qui est invité à se forger une opinion sur l'intensité des liens de rattachement, compte tenu des éléments du cas d'espèce. Si le juge du lieu de la base d'affectation conclut que la cause présente des liens de rattachement plus étroits avec un autre endroit, il peut décliner sa compétence. Le mécanisme présente une certaine analogie avec la théorie du forum non conveniens, qui permet à un tribunal en principe compétent sur la base d'un critère de rattachement fixe (ici, la base d'affectation) de décliner sa compétence en faveur d'un for mieux placé pour connaître du litige en raison, notamment, de considérations liées à la proximité de ce for [31].

En l'espèce, la Cour souligne que la clause d'exception peut jouer lorsque les « demandes » présentent des liens de rattachement plus étroits « avec un endroit autre » que celui de la base d'affectation. La Cour ne fixe aucune condition quant à la nature de ces liens plus étroits ni surtout quant au point de savoir si cet « endroit autre » doit lui aussi correspondre à un lieu où des prestations de travail sont effectuées. La seule exigence est que des « liens plus étroits » unissent les « demandes » en justice à un autre endroit. La référence aux « demandes » implique d'avoir égard, concrètement, à l'objet du litige. La solution pourrait donc différer selon que les demandes portent, par exemple, sur le paiement de rémunérations ou autres sommes qui devraient être payées en dehors du lieu de la base d'affectation, ou sur d'autres obligations de l'employeur qui devraient être exécutées localement sur le territoire de la base d'affectation.

Pour justifier le jeu de la clause d'exception, la Cour s'appuie sur deux précédents, les arrêts Weber et Schlecker [32], vers lesquels on doit donc se tourner pour mieux comprendre la portée du mécanisme d'exception consacré.

L'arrêt Weber [33] a été rendu en 2002, sous l'empire de la Convention de Bruxelles. Il concernait un employé engagé comme cuisinier à bord de navires et installations flottantes en mer. Après avoir consacré le principe (également repris dans l'affaire Ryanair) de compétence à l'endroit où, ou à partir duquel, le travailleur s'acquitte de l'essentiel de ses obligations à l'égard de son employeur, et avoir précisé que ce lieu correspond à l'endroit où le travailleur a accompli la majeure partie de son temps de travail (temporellement), la Cour avait assorti ce critère temporel d'une exception « dans l'hypothèse où, compte tenu des éléments du cas d'espèce, l'objet de la contestation en cause présente des liens de rattachement plus étroits avec un autre lieu de travail » [34]. Concrètement, dans cette affaire, la clause d'exception était destinée à permettre d'écarter l'ancien lieu d'occupation, même s'il avait duré plus longtemps, en faveur du nouveau lieu d'occupation dans le cas où l'objet du litige présenterait des liens de rattachement plus étroits avec ce dernier lieu [35]. Comme on peut le constater, à ce moment, la Cour envisageait la clause d'exception comme un instrument permettant d'écarter le lieu principal de travail en faveur d'un autre lieu de travail. Compte tenu des termes précités utilisés dans l'arrêt Ryanair, la clause d'exception paraît désormais avoir un champ plus large puisqu'elle peut jouer en faveur de tout « endroit autre » avec lequel les demandes présentent des liens de rattachement plus étroits [36].

Le second précédent invoqué par la Cour, l'arrêt Schlecker [37], ne concerne pas la matière de la compétence juridictionnelle mais celle de la loi applicable au contrat de travail. La Cour estime quand même pouvoir invoquer cet arrêt « par analogie » [38]. L'article 6, 2., in fine, de la Convention de Rome, devenu l'article 8, 4., du Règlement Rome I, prévoit depuis l'origine une clause d'exception au critère du lieu d'accomplissement habituel du travail. Les parties à un contrat de travail peuvent normalement choisir la loi applicable. Cette loi ne peut cependant avoir pour effet de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de son lieu d'occupation habituelle. Cette règle est assortie elle-même d'une exception lorsqu'« il résulte de l'ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays ». Cette clause d'exception a fait l'objet d'une interprétation large dans l'arrêt Schlecker. La Cour a jugé que la clause d'exception peut jouer « même dans l'hypothèse où un travailleur accomplit le travail qui fait l'objet du contrat de travail de façon habituelle, pendant une longue période et sans interruption dans le même pays » [39]. La solution se déduit, selon la Cour, de la lettre et de l'objectif de la clause d'exception, qui doit jouer dès que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays [40]. La Cour reconnaît que cette interprétation ne conduira pas dans tous les cas à l'application de la loi la plus favorable pour le travailleur [41]. Ceci doit cependant être nuancé par la précision donnée par la Cour selon laquelle la clause d'exception ne saurait être utilisée « du seul fait que, par leur nombre, les autres circonstances pertinentes, en dehors du lieu de travail effectif, désignent un autre pays » [42] (pt. 40). Seuls les « éléments significatifs de rattachement » doivent être pris en compte, parmi lesquels la Cour en cite trois: le pays où le salarié s'acquitte de l'impôt et taxes afférents aux revenus de son activité, celui dans lequel il est affilié à la sécurité sociale, et les conditions de travail, y compris les paramètres liés à la fixation du salaire [43]. Dans l'approche retenue par l'arrêt Schlecker, la clause d'exception devient ainsi un instrument permettant, le cas échéant, de faire coïncider le droit régissant le contrat de travail avec le droit de la sécurité sociale [44].

L'apport de l'arrêt Ryanair est qu'il induit lui-même un rapprochement supplémentaire, cette fois entre le jeu de la clause d'exception dans la matière des conflits de lois et dans celle de la compétence juridictionnelle. En invoquant l'arrêt Schlecker comme un précédent permettant la consécration de la clause d'exception dans le domaine de la compétence judiciaire, la Cour revendique de manière explicite ce lien entre les deux matières.

D'ailleurs, dans une autre partie de l'arrêt Ryanair, la Cour souligne que l'interprétation autonome de la notion d'occupation habituelle du travailleur dans le Règlement Bruxelles I « ne s'oppose pas à ce qu'il soit tenu compte des dispositions correspondantes contenues dans la Convention de Rome, dès lors que cette convention, ainsi qu'il ressort de son préambule, vise également à poursuivre, dans le domaine du droit international privé, l'oeuvre d'unification déjà entreprise dans l'Union » [45]. L'interprétation de la Convention de Rome a bénéficié des directives d'interprétation relatives à la Convention de Bruxelles et au Règlement Bruxelles I [46]. L'arrêt Ryanair met en évidence une influence en sens inverse: l'interprétation du Règlement Bruxelles I doit se faire en tenant compte du Règlement Rome I. La conséquence très concrète ici est que le juge du lieu où le travailleur accomplit l'essentiel de ses obligations peut décliner sa compétence lorsque les demandes présentent des éléments significatifs de rattachement avec un autre lieu, parmi lesquels il y a lieu d'avoir égard en particulier le lieu du paiement des impôts, le lieu d'affiliation à la sécurité sociale, et le lieu de fixation des conditions de travail.

Certains auteurs ont fait valoir que, sur ce plan, l'arrêt Ryan­air marque une confusion des genres profondément regrettable [47]. Ils considèrent que la Cour raisonne au départ d'une prémisse erronée de correspondance complète des règles de compétence judiciaire et législative relatives au contrat de travail international. Le Règlement Rome I comporte une clause d'exception qui ne figure pas dans le texte du Règlement Bruxelles I, et la consécration d'une clause d'exception dans ce dernier instrument irait à l'encontre de la condamnation de la doctrine du forum non conveniens dans le Règlement Bruxelles I, comme le confirmerait la jurisprudence Owusu [48]. Il a aussi été invoqué que l'arrêt Ryanair, en raison de la souplesse et de la casuistique qu'il induit, peine à satisfaire à l'objectif de sécurité juridique [49].

Pour ce qui nous concerne, on doit se réjouir de la confirmation par l'arrêt Ryanair que la compétence juridictionnelle n'est pas toujours fondée sur des règles fixes et rigides, et peut légitimement intégrer, à l'instar de ce qui se fait dans la matière des conflits de lois, des mécanismes correcteurs permettant le jeu d'une certaine flexibilité au service du principe de proximité.

L'application dans le domaine des contrats de travail d'une clause d'exception inspirée de la doctrine du forum non conveniens ne signifie d'ailleurs pas que les objectifs de sécurité juridique et de protection des travailleurs soient sacrifiés sur l'autel du for de proximité, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, ainsi qu'il a été relevé, l'arrêt Ryanair consacre un système consistant à retenir une présomption selon laquelle le lieu d'occupation habituelle du travailleur correspond au lieu de la « base d'affectation ». Dans la première étape du raisonnement, la méthode indiciaire est fortement encadrée puisqu'un seul critère l'emporte, celui du lieu de la base d'affectation qui correspond à l'endroit où le membre d'équipage commence et termine son service pour le compte de l'employeur.

Ensuite, la consécration d'une clause d'exception inspirée de la doctrine du forum non conveniens permet d'intégrer non seulement des considérations objectives fondées sur les liens les plus étroits, mais aussi des considérations de droit matériel parmi lesquelles, notamment, la protection d'une partie faible [50]. Ainsi, dans la mise en oeuvre de la clause d'exception, le tribunal saisi pourrait avoir égard à l'impact concret qu'emporterait un déclinatoire de compétence sur la protection effective du travailleur. La transposition de la jurisprudence Schlecker au domaine de la compétence juridictionnelle en est une illustration: dans la mise en oeuvre de la clause d'exception, les juridictions nationales sont invitées à prendre en compte les éléments « significatifs » de rattachement, et non à appliquer de manière aveugle une approche fondée sur les liens les plus étroits.

[1] Professeur à l'Université Libre de Bruxelles, avocat au barreau de Bruxelles.
[2] Parmi les commentaires qui ont déjà été consacrés à l'arrêt, on relèvera en particulier L. Pailler, J.D.I., 2018, pp. 592 et s.; F. Jault-Seseke, Rev. crit. dr. intern. privé, 2018, pp. 279 et s.; P. Dupont, « Des précisions sur le juge internationalement compétent pour les contrats de travail du personnel naviguant des compagnies low cost », D., 2018, p. 107; L. Idot, Europe, novembre 2017, n° 11, pp. 53-54; T. Kruger, « Waar de werknemer gewoonlijk werkt: een criterium met feitelijke invulling », S.E.W., 2018, n° 123, p. 333; K. Willekens, « Werknemers kunnen zich wenden tot de rechter van de plaats waar zij gestationeerd zijn », T.B.P., 2018, p. 179; I. Plaza, « Analysis of the Judgment of the Court of Justice of the European Union in cases C-168/16 and C-169/16 - Nogueira and others vs. Crewlink and Moreno v. Raynair », I.H.T., 2018, 18/1, p. 51.
[3] Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Règlement « Bruxelles I »).
[4] Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (« Règlement Bruxelles Ibis »).
[5] Pt. 59.
[6] Pt. 58.
[7] Pt. 62.
[8] C.J.U.E., 15 mars 2011, C-29/10, Koelzsch; C.J.U.E., 15 décembre 2011, C-384/10, Voogsgeerd. Ces deux arrêts concernent l'interprétation de la notion d'occupation habituelle du travailleur dans le contexte de l'article 6 de la Convention de Rome. On reviendra plus loin sur la relation entre le régime Bruxelles I et le régime Rome I.
[9] Pt. 63.
[10] Pt. 64.
[11] Pt. 75.
[12] Concl. Av. gén., pts. 90 et 121.
[13] C.J.U.E., 9 juillet 2009, C-204/08, Rehder.
[14] Pt. 75.
[15] Concl. Av. gén., pt. 125.
[16] Pt. 62.
[17] Voy. F. Jault-Seseke, o.c.
[18] C.J.U.E., 20 février 1997, C-106/95, MSG / Les Gravières Rhénanes.
[19] Arrêt, pts. 32 et 44.
[20] Pt. 65.
[21] Aujourd'hui remplacé par le règlement n° 216/2008, voy. pt. 12 de l'arrêt.
[22] Pt. 66.
[23] Pt. 66.
[24] Pt. 58.
[25] Pt. 69.
[26] Pt. 70.
[27] Pt. 72.
[28] Pt. 73.
[29] Concl. Av. gén., pt. 115.
[30] Concl. Av. gén., pts. 96 à 108.
[31] Sur cette théorie, voy. A. Nuyts, L'exception de forum non conveniens. Etude de droit international privé comparé, Bruxelles, Bruylant, L.G.D.J., 2003.
[32] Pt. 73 de l'arrêt.
[33] C.J.U.E., 27 février 2002, 37/00.
[34] Arrêt Weber, pt. 53.
[35] Arrêt Weber, pt. 54. Voy. aussi N. Watté, A. Nuyts et H. Boularbah, « La Convention de Bruxelles. Chronique », J.T.-dr. eur., 2003, pp. 299 et s., spéc. p. 306, n° 11.
[36] En ce sens, L. Pailler, o.c., qui regrette l'abandon par la Cour de la condition selon laquelle la clause d'exception ne pourrait jouer qu'en faveur d'un autre lieu de travail.
[37] C.J.U.E., 12 septembre 2013, C-64/12, Schlecker.
[38] Pt. 73 de l'arrêt Ryanair.
[39] Dispositif.
[40] Pts. 35 et s.
[41] Pt. 34.
[42] Pt. 40.
[43] Pt. 41.
[44] Sur cet aspect de l'arrêt, voy. les intéressantes observations de E. Pataut, o.c., p. 174.
[45] Pt. 55.
[46] Pt. 56.
[47] L. Pailler, o.c., p. 599.
[48] L. Pailler, o.c., pp. 600 et 601.
[49] F. Jault-Seseke, o.c.
[50] Sur le mécanisme d'une clause d'exception à la compétence « à couleur matérielle », visant à promouvoir des considérations de justice substantielle, voy. A. Nuyts, L'exception de forum non conveniens, o.c., nos 553 et s.