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Le rôle du juge et les rapports de force juridiques dans le monde de l'après COVID-19 – Un glissement vers le « raisonnable »?, R.D.C.-T.B.H., 2020/8, p. 953-965

Le rôle du juge et les rapports de force juridiques dans le monde de l'après COVID-19
Un glissement vers le « raisonnable »?

Nicolas Vanderstappen [1]

TABLE DES MATIERES

I. Coronavirus et accélération du droit

II. Flexibilité et efficacité du droit

III. Une remise en cause des rapports de force contractuels

IV. Une dynamique contractuelle pragmatique et un rôle du juge renforcé

RESUME
Le coronavirus a créé une situation de crise, qui a accéléré le temps juridique et suscité soudainement des questions inédites, tant en ce qui concerne l'organisation judiciaire que l'aménagement au fond des situations juridiques.
A côté de ces réponses immédiates, se pose la question de l'impact à plus ou moins long terme de cette crise et les tendances qui s'en dégageront. Le premier enjeu concerne l'exigence de flexibilité et de pragmatisme dans la pratique judiciaire. La jurisprudence et le juge en droit civil, par leur fonction d'application de la règle générale aux cas particuliers, ont traditionnellement exercé un rôle de construction progressive de la règle et d'aménagement de celle-ci aux situations concrètes lorsque cela s'avérait nécessaire. En témoignent l'évolution qu'ont connue les procédures en référé (au travers notamment de la balance des intérêts qu'elles permettent) et la volonté répétée du législateur de rendre plus fluide et plus efficace la procédure judiciaire. Dans le même temps, d'un point de vue matériel, on constate que la flexibilité du juge est entravée par l'avènement de législations de plus en plus complexes et techniques, notamment sous l'influence de la transposition des directives européennes.
Le second enjeu concerne les rapports de force contractuels et la possibilité de nuancer la convention-loi en cas de bouleversements majeurs. On sait que certaines théories, qui ont été reconnues par la jurisprudence (force majeure et théorie des risques, abus de droit), ont apporté des tempéraments à la rigueur contractuelle. Plus généralement, ces théories s'inscrivent dans une évolution de la jurisprudence et de la législation qui, notamment sous l'influence du droit de la consommation, a fait prévaloir l'exigence de juste et d'équité et le rééquilibrage des prestations des parties en cas de bouleversement de l'économie contractuelle. La présente contribution s'interroge dès lors sur la possibilité de faire appel à cette évolution combinée aux fondements du mécanisme des contrats synallagmatiques pour répartir « équitablement » l'impact de la crise du coronavirus sur les épaules respectives des parties à un contrat.
SAMENVATTING
De COVID-19-crisis heeft het recht in een stroomversnelling gebracht. Er doken nieuwe vragen op, zowel met betrekking tot de gerechtelijke organisatie als tot de aanpassing van de juridische situaties ten gronde.
In aanvulling op deze reacties, rijst de vraag wat de gevolgen zijn van deze crisis op (min of meer) lange termijn en welke trends hieruit zullen voortvloeien. Het eerste punt betreft de noodzaak van flexibiliteit en pragmatisme in de rechtspraktijk. Door het toepassen van de algemene regel op specifieke gevallen, hebben de rechtspraak en de rechter in burgerlijk recht van oudsher een rol gespeeld bij het geleidelijke opbouwen en aanpassen, waar nodig, van deze regel aan concrete situaties. Zoals blijkt uit de evolutie van het kort geding (met name door het afwegen van de belangen) en de toenemende bereidheid van de wetgever om de gerechtelijke procedures soepeler en efficiënter te organiseren. Tegelijkertijd is het duidelijk vanuit materieel oogpunt dat de flexibiliteit van de rechter wordt belemmerd door steeds complexere en meer technische wijzigingen in de wetgeving, met name onder de invloed van de omzetting van Europese richtlijnen.
Het tweede punt betreft contractuele machtsverhoudingen en de mogelijkheid om in geval van grote veranderingen de kracht van een overeenkomst te kunnen nuanceren. We weten dat bepaalde theorieën, die reeds door de rechtspraak erkend worden (zoals overmacht en risicotheorie, misbruik van recht), het principe “pacta sunt servanda” kunnen verzachten. Meer algemeen maken deze theorieën deel uit van een evolutie in de rechtspraak en de wetgeving, met name onder invloed van het consumentenrecht, die ertoe geleid heeft om in geval van een ernstige economische verstoring, billijkheid en het herstel van het kennelijk onevenwicht tussen de prestaties van de partijen te eisen.
In de huidige bijdrage wordt dan ook de vraag gesteld of deze ontwikkeling, in combinatie met de mechanisme van de wederkerige overeenkomst, kan gebruikt worden om de impact van de coronacrisis “eerlijker” te verdelen over de schouders van de verschillende partijen in een contract.
I. Coronavirus et accélération du droit

1.Le coronavirus est une situation de crise, qui a emporté une accélération du temps juridique. [2] Soudainement, « le droit se met à courir ». [3] La période du confinement a vu l'adoption, en urgence, de nombreuses mesures visant à organiser, plus ou moins temporairement, des pans entiers de la vie économique et juridique. [4] Il s'agissait non seulement d'adapter les mécanismes légaux existants aux exigences sanitaires (organisation des conseils d'administration, des assemblées générales des actionnaires, des assemblées générales des copropriétaires [5], etc.), mais aussi de préserver autant que possible le tissu économique contre les risques d'insolvabilité (moratoires sur les saisies et faillites [6], report de cotisations sociales [7], report de paiement du crédit aux entreprises [8], interdiction dans certains cas de résilier un contrat pour cause de non-paiement [9], etc.).

2.La crise - a fortiori une crise majeure - amène un renversement dans la conception de la norme. Celle-ci n'est plus le fruit d'un processus d'établissement plus ou moins long, vertical et descendant, régalien, à l'issue duquel le texte juridique établit une norme à portée générale supposée couvrir les hypothèses particulières qui se présenteront éventuellement par la suite.

La crise entraîne en revanche une singularité juridique - les règles classiques de l'espace et du temps juridiques ne s'appliquent plus - ou plus totalement. Désormais, « nécessité fait loi » et la règle s'impose parce que les circonstances l'imposent. [10]

3.Pour le pouvoir judiciaire, des questions inédites se sont soudainement posées, à commencer quant à sa propre organisation. Il convenait d'y répondre rapidement et le gouvernement a, là aussi, adopté une série de mesures visant à organiser les conséquences immédiates de cette crise. Parmi celles-ci, il a été prévu de réduire au maximum les audiences physiques dans les affaires où les conclusions des parties avaient déjà été déposées, de prolonger les délais de dépôt de conclusions qui devaient échoir pendant cette période ou encore, pour les cas où des audiences s'avéraient nécessaires, la possibilité de plaider par vidéoconférence. Ces mesures ont pour la plupart un effet temporaire. Elles ont suscité des critiques et de l'incompréhension des praticiens du droit, en raison de leur imprécision et des conflits d'interprétation qu'elles ont générés. [11] Toujours est-il qu'il fallait aller vite et créer un cadre.

4.La crise a immédiatement démontré la nécessité d'amener davantage de flexibilité dans le monde du droit en général et dans les institutions judiciaires en particulier. Ceci pose la question du recours aux outils digitaux mais aussi, plus largement, de la capacité du monde du droit en général, et des cours et tribunaux en particulier, de s'adapter rapidement aux circonstances et de répondre efficacement aux situations - fussent-elles de crise - qui se présentent à eux. Ensuite, l'autre question sera celle de savoir comment se concevront à moyen terme les rapports de force entre les personnes et entre les entreprises. La crise amènera (on le voit déjà) son lot de litiges, notamment entre propriétaires et locataires, vendeurs et acheteurs d'entreprises, créanciers et débiteurs. Aura-t-elle un impact sur la manière dont ces relations seront prises en compte par les cours et tribunaux et assistera-t-on, dans une dynamique déjà enclenchée avant la crise du COVID-19, à l'apparition de mécanismes correcteurs du lien juridique pour tenir compte du juste et du raisonnable?

II. Flexibilité et efficacité du droit

5.Traditionnellement, le droit continental, par opposition au droit anglo-saxon (common law), n'est pas en tant que tel un « droit des circonstances ». Il est principalement déductif, c'est-à-dire qu'il énonce les principes dont découleront toutes les applications pratiques, la jurisprudence jouant un rôle conceptuellement d'application de la loi et d'interprétation de celle-ci limitée aux hypothèses d'imperfection ou d'ambiguïté. [12] Cela pourrait être vu comme une marque de rigidité. En réalité, il n'en est rien.

Le style du Code civil, « simple et pragmatique », tranche avec les législations plus récentes. [13] La jurisprudence y occupe, dès le départ, une place importante [14]; le texte de 1804, bien que modifié à maints égards depuis sa création, se prêtait en effet, en raison de la concision du propos ainsi que de l'obligation de juger sous peine de déni de justice et de l'ouverture qu'il laissait à l'interprétation par les cours et tribunaux, à l'évolution en fonction des réalités du moment [15], sous le contrôle ultime de la Cour de cassation. [16] La jurisprudence a façonné le droit civil au fil des siècles; elle l'a adapté aux exigences modernes. [17] Les juges ont créé cet espace de rencontre, de pragmatisme [18], qui a permis de faire émerger des solutions les plus justes et raisonnables possibles au fur et à mesure de l'examen des cas. [19]

Ainsi, par exemple, la jurisprudence et la doctrine ont pu considérer que l'article 2279 du Code civil, qui énonce qu'« en fait de meubles possession vaut titre », contenait, sur la base de cette maxime succincte, à la fois une règle de droit - permettant à l'acquéreur de bonne foi d'un bien meuble corporel d'obtenir un titre de propriété nonobstant les revendications sur ce bien d'un précédent propriétaire dépossédé - et une règle de preuve - en vertu de laquelle le possesseur d'un bien meuble est présumé posséder de bonne foi ce meuble en vertu d'un titre de propriété non vicié. [20] Or, c'est précisément cette concision, consacrant les usages [21], qui permettait de répondre à une exigence de flexibilité dans l'intérêt du commerce et des échanges et de ne pas figer, avec un excès de précision, les conditions d'application de cette disposition.

Nul doute que le législateur qui serait appelé aujourd'hui à exprimer la même règle adopterait une multitude d'articles et de sous-articles, exprimant autant d'exceptions et d'aménagements au principe de base, non sans laisser certains vides juridiques qu'il appartiendrait quand même à la jurisprudence de combler.

6.Ces dernières décennies, le triomphe des modèles économiques anglo-saxons dans le commerce a pénétré nos systèmes juridiques. La globalisation économique n'a pas uniquement entraîné une transformation d'échelle de la norme juridique mais davantage une transformation de la nature du droit. [22] Cela s'est traduit - notamment sous l'influence de la régulation européenne [23] - par un glissement vers un droit davantage complexe et technique et, pour finir, par un renversement de la nature de la norme, du général vers le particulier, sous le couvert de vouloir - ignorant la fonction constructive de la jurisprudence dans le système civiliste - proposer un texte le plus clair et le plus exhaustif possible [24], comme si celui-ci s'était transformé en une démonstration mathématique. [25]

C'est le cas, notamment, du droit financier, dont la complexité ne résulte pas tant de la matière en tant que telle que de la terminologie technocratique, obscure et inélégante utilisée pour en exprimer les principes [26], combinée à une ignorance de plus en plus importante du droit commun et une pensée juridique de plus en plus conçue, dès l'enseignement, comme une pensée en silo [27], dans laquelle le droit commun des obligations n'occupe plus qu'une place parmi d'autres.

7.Son pendant en droit judiciaire a abouti à la mise en place de procédure ou de forums spécialisés [28] chargés de traiter certains types de contentieux, plus ou moins circonscrits.

Ainsi, le Code judiciaire a-t-il consacré une tendance qui s'était dégagée de confier les affaires financières ainsi que certains contentieux particuliers, notamment en matière de recours contre les décisions de la FSMA, à une chambre spécialisée de la cour d'appel de Bruxelles, dénommée désormais la Cour des marchés. [29]

Si l'on a pu écrire que ces procédures spécialisées constituent le « gage d'une rapidité nourrie de l'expérience » [30], certains n'ont pas hésité à mettre en garde contre les conséquences néfastes de l'hyperspécialisation des juges et l'impact contradictoire que celle-ci peut avoir en termes de flexibilité. [31]

8.Dans le même temps, on a observé, ces dernières décennies, le succès croissant de certaines institutions judiciaires, précisément parce qu'on s'est aperçu qu'elles permettaient de prendre en compte d'autres considérations que purement juridiques [32] et présentaient, du même coup, un degré de flexibilité apprécié des parties prenantes.

Ainsi, l'institution du référé, enfermée dans un premier temps dans une conception étroite [33], permet d'offrir, notamment en droit économique, une voie pour donner une réponse aux conflits dans un délai plus ou moins rapproché, rencontrant dès lors du même coup l'impératif du temps court correspondant aux lois de l'économie de marché. [34]

Sans doute l'engorgement judiciaire des juridictions de fond n'est pas non plus étranger à la faveur des justiciables à se tourner vers l'institution du référé, même si la décision qui en résulte « ne porte pas préjudice au principal ». Encore cette dernière exigence, exprimée par l'article 1039 du Code judiciaire, a-t-elle été nuancée au fil du temps, notamment par un arrêt de la Cour de cassation de 1982 qui a renversé le principe qui voulait jusque-là que le juge des référés ne pouvait en aucune façon aborder le « fond » du litige. [35]

C'est aussi dans la flexibilité des contours de la notion d'urgence [36] et dans la balance des intérêts [37] effectuée par le juge lorsqu'il « aménage » la situation des parties - et donc dans son pragmatisme intrinsèque - qu'il faut trouver une raison de son succès. L'aménagement « provisoire » de la situation des parties par le juge des référés ne devra dès lors pas nécessairement donner suite à l'intentement ou à l'aboutissement d'une procédure « au fond », si cet équilibre est satisfaisant au moment et dans les circonstances de la cause, et que cette décision, fût-elle rendue « au provisoire », remplit sa fonction de trancher le différend.

Les procédures traitées « comme en référé » se sont, dans la même dynamique, elles aussi considérablement étendues. [38]

9.Dans une optique similaire, les réformes successives « Pot-Pourri » ont manifesté la volonté du législateur d'accélérer le traitement des dossiers, d'augmenter la lisibilité des écrits de procédure et d'éviter les stratégies procédurales dilatoires, notamment en réduisant les possibilités de faire appel [39] et opposition [40], en élargissant les hypothèses couvertes par l'autorité de chose jugée [41] ou encore en imposant une structure pour la rédaction des conclusions. [42]

10.Il n'est pas étonnant non plus, compte tenu de ce qui précède, qu'on ait assisté ces dernières années au départ d'une partie du contentieux national vers les juridictions d'arbitrage, même si les auteurs s'accordent à souligner le recours encore trop faible aux modes alternatifs de règlement des conflits. [43]

11.La crise a également pu montrer - si l'on en doutait encore - l'utilité des réformes ayant introduit une certaine digitalisation de la justice. [44] En surgissant soudainement et en paralysant l'appareil judiciaire, la crise du coronavirus a forcé les magistrats à s'adapter. Bien que l'exécutif soit intervenu pour régler (provisoirement) les choses [45], certains tribunaux ont fait preuve d'une grande capacité d'adaptation et ont proposé des solutions innovantes, notamment en adaptant l'organisation des audiences à la nécessité des circonstances. [46]

12.Les remarques qui précèdent montrent l'importance d'assurer autant que possible un rôle actif du juge et de ne pas l'enfermer dans un canevas trop rigide, tant en ce qui concerne les règles de procédure qui gouvernent son office qu'en ce qui concerne sa capacité d'appliquer les règles de droit matériel.

13.C'est dans ce contexte qu'il faut appréhender les réformes à venir et trouver le juste milieu.

Ainsi, il ne fait aucun doute que la digitalisation de la justice s'accélèrera à la suite de cette crise. La reconnaissance du fait digital en droit, bien qu'elle se soit développée ces dernières années [47], est encore, dans certains cas, largement insuffisante pour répondre aux exigences de la société actuelle. Cela concerne aussi bien le dépôt électronique des conclusions [48], les communications par e-mail entre un tribunal et les parties et leurs conseils, que la conclusion de contrat à distance et les signatures électroniques. [49]

14.Il conviendra toutefois d'éviter de tomber dans l'excès inverse, consistant à vouloir tout digitaliser, tout déshumaniser. Ce que la vidéoconférence a montré pendant cette période, c'est qu'elle a pu être, dans certaines circonstances exceptionnelles, mise en place pour pallier la rencontre physique impossible. Elle peut aussi devenir un outil d'efficacité: si une décision immédiate est rendue nécessaire, elle permet d'entendre les parties en dehors des heures - restreintes il faut le reconnaître - d'ouverture des tribunaux.

Il en va de même des communications par e-mail. Encore une fois, si cet outil permet une économie de moyens et facilite la vie de toutes les parties prenantes, cela ne veut pas dire que les parties ne peuvent pas faire l'effort, dans les dossiers volumineux, d'adresser une version papier de leurs pièces au tribunal; le bon sens et le pragmatisme - et l'efficacité procédurale - doivent primer.

15.Le cas extrême serait toutefois la robotisation du droit et de la justice [50], qui aboutirait, de façon plus ou moins importante selon le système mis en place, à ce que des machines et non des hommes prennent les décisions judiciaires. Encore une fois, la plus grande prudence est de mise et le recours excessif à l'intelligence artificielle n'est pas souhaitable. Certains ont à juste titre pointé que les moteurs de recherches juridiques constituaient déjà un certain degré de robotisation. [51] Les procédés basés sur l'intelligence artificielle permettent sans doute le traitement plus rapide d'un plus grand nombre de données que le plus doué des juges ou des avocats. Mais nous voyons deux défauts majeurs dans ces outils: premièrement, un élément fondamental de la justice dans un état démocratique est précisément qu'elle est rendue par un être humain, avec ses défauts mais aussi ses qualités. Lorsqu'un juge tranche un litige, il le fait avec ses valeurs, son bon sens, une certaine conception du juste, et non par automatisme mathématique ou algorithmique. Et c'est précisément cette liberté humaine qui permet d'adapter le droit aux circonstances.

L'autre vice fondamental de l'intelligence artificielle est que celle-ci se base sur des précédents qui ont précisément été rendus par des humains, avec tout ce que cela comporte. Mais dès lors que la justice est rendue, même partiellement, par un robot, les précédents, qui iront rejoindre cette masse de données, ne seront plus humains. Non seulement la justice régressera car elle ne fera que regarder dans le rétroviseur. [52] Mais en outre, au bout d'un temps, l'esprit des hommes aura partiellement ou totalement disparu de la masse de précédents et la justice sera devenue un simple processus informatique. [53]

16.On peut souhaiter que l'institution judiciaire saisisse l'occasion de cette crise pour se « pragmatiser ». La marche d'une justice passive vers une justice active était déjà entamée depuis plusieurs années. Dans le même temps, on prendra garde à l'automatisation et à la digitalisation à outrance.

Il faut encourager à ce que les affaires soient plaidées rapidement après leur introduction, le cas échéant, en sélectionnant les affaires qui peuvent être plaidées par écrit de celles nécessitant une audience physique. Le déroulement de la procédure devrait être suivi activement par le greffe de la juridiction concernée. L'introduction de l'affaire et la fixation de la date d'audience devrait, sauf incident majeur, avoir lieu sans devoir mobiliser physiquement un magistrat et relever des fonctions secrétariales du tribunal. Le magistrat doit autant que possible réserver son énergie à juger, mettre en balance les intérêts des parties et arbitrer le différend.

Concernant l'importance du rôle du juge dans l'application du droit matériel, il conviendra de préserver celui-ci au maximum, afin d'éviter que le magistrat ne se limite désormais à placer une situation dans une case. Cela suppose que le législateur prenne conscience du rôle de la jurisprudence dans l'application du droit et comprenne les limites qui sont les siennes: tracer les lignes et les principes et faire confiance aux juges pour adopter les solutions appropriées aux circonstances.

III. Une remise en cause des rapports de force contractuels

17.La deuxième question à aborder, lorsqu'on s'interroge sur l'avenir du droit et les enseignements de cette crise, concerne la manière dont évolueront les rapports de force juridiques entre les parties à un contrat.

Le droit civil est fondé sur le principe selon lequel le contrat est la loi des parties. [54] La possibilité pour une partie de ne pas exécuter tout ou partie de ses obligations reste l'exception. [55]

C'est dans ce contexte que les cours et tribunaux ont, jusqu'à ce jour [56], toujours refusé d'appliquer, en tant que telle, la théorie de l'imprévision pour réviser ou libérer les obligations contractuelles [57] ou se fonder autrement sur l'équité pour atténuer la force obligatoire d'un contrat. [58] Cela n'a pas empêché certains auteurs de défendre la reconnaissance en droit belge d'un pouvoir de révision par le juge des termes contractuels en cas de survenance de circonstances exceptionnelles, notamment en plaidant pour une reconnaissance (pour autant encore que l'on s'entende sur sa définition) de cette théorie [59], d'autant plus qu'elle est reconnue dans plusieurs droits étrangers [60] ainsi que dans des instruments multilatéraux. [61]

On trouve également quelques décisions isolées, qui ont appliqué cette théorie pour résilier des conventions dont les conditions d'exécution étaient devenues particulièrement contraignantes, notamment dans le contexte de grandes crises, notamment des guerres mondiales. [62] Ceci n'est pas étonnant, dès lors que les crises, comme celle que nous traversons/que nous nous apprêtons à traverser, sont propices à une remise en cause du « dirigisme contractuel » [63], comme elles le sont d'ailleurs, en économie, du dirigisme budgétaire. [64]

18.Il est aussi arrivé que la jurisprudence, tout en appliquant en apparence une autre théorie, ait pu sembler glisser peu ou prou vers le terrain de l'imprévision [65] ou de la rechtsverwerking[66]

Il existe également certaines dispositions légales particulières qui, par exception aux principes ci-dessus, autorisent expressément le juge à revoir les clauses contractuelles liant les parties au regard de l'évolution des circonstances et constituent, dans cette mesure, une forme d'application limitée de la théorie de l'imprévision. C'est le cas, par exemple, de l'article 6 de la loi du 30 avril 1951 sur les baux commerciaux [67] qui dispose que: « A l'expiration de chaque triennat, les parties ont le droit de demander au juge de paix la révision du loyer, à charge d'établir que, par le fait de circonstances nouvelles, la valeur locative normale de l'immeuble loué est supérieure ou inférieure d'au moins 15 p.c. au loyer stipulé dans le bail ou fixé lors de la dernière révision. ». Cette disposition prévoit en outre que le juge statue en équité.

D'autres théories ont été, quant à elles, plus favorablement reçues par la jurisprudence et la doctrine: théorie des risques et force majeure, abus de droit, responsabilité contractuelle et extracontractuelle par le truchement du principe de bonne foi, principes d'interprétation des conventions, etc. [68] En matière contractuelle, ces principes ont entraîné une certaine remise en question - en apparence du moins - du principe selon lequel le contrat forme la loi des parties et ont introduit, à côté de la rigueur des principes, un certain degré de raisonnable dans les rapports contractuels.

19.Par ailleurs, la proposition de loi portant insertion du Livre 5 sur les obligations dans le nouveau Code civil belge [69] prévoit l'adoption d'un article 5.77 en projet, intégrant la théorie de l'imprévision en droit belge. Cet article, en l'état, dispose que, bien que le principe reste l'exécution des obligations contractuelles par les parties, nonobstant le changement de circonstances, le débiteur peut demander au créancier de renégocier le contrat en vue de l'adapter ou d'y mettre fin lorsque les conditions cumulatives suivantes sont réunies:

    • un changement de circonstances rend excessivement onéreuse l'exécution du contrat de sorte qu'on ne puisse raisonnablement l'exiger;
    • ce changement était imprévisible lors de la conclusion du contrat;
    • ce changement n'est pas imputable au débiteur;
    • le débiteur n'a pas assumé ce risque; et
    • la loi ou le contrat n'exclut pas cette possibilité.

    Le projet ajoute: « Les parties continuent à exécuter leurs obligations pendant la durée des renégociations. En cas de refus ou d'échec des renégociations dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande de l'une ou l'autre des parties, adapter le contrat afin de le mettre en conformité avec ce que les parties auraient raisonnablement convenu au moment de la conclusion du contrat si elles avaient tenu compte du changement de circonstances, ou mettre fin au contrat en tout (ou) en partie à une date qui ne peut être antérieure au changement de circonstances et selon des modalités fixées par le juge. L'action est formée et instruite selon les formes du référé. ». [70]

    On lit certains auteurs se réjouir de la reconnaissance expresse de la théorie de l'imprévision dans le futur droit civil belge, en particulier dans le contexte actuel. [71] Au risque de tempérer cet enthousiasme, cette disposition en projet ne sera pas exempte de discussion lors de son application éventuelle par les cours et tribunaux. Des termes tels que « excessivement », « raisonnablement convenu », « imprévisible », seront indéniablement sujets à controverses et à interprétation devant les juges. On a ainsi vu, dans le contexte de l'application de la théorie de l'imprévision dans le contexte du bail commercial, les difficultés liées à l'interprétation de la notion de « circonstances nouvelles ». [72]

    Quant à la définition même de la notion d'imprévision dans le projet de nouveau Code civil, elle n'est pas nécessairement en ligne avec celle que la doctrine - à laquelle les travaux préparatoires se réfèrent par ailleurs - avait développée. [73]

    20.On citera encore, comme témoignage de cette atténuation de la rigueur de la force obligatoire des contrats, la récente loi du 4 avril 2019 modifiant le Code de droit économique en ce qui concerne les abus de dépendance économique, les clauses abusives et les pratiques de marché déloyales entre entreprises. [74] Cette loi a considérablement remis en cause, dans les rapports contractuels entre entreprises, le principe de la liberté contractuelle tel qu'il se concevait traditionnellement, en permettant au juge de s'immiscer dans le contrat des parties et d'annuler, le cas échéant, les « clauses abusives » du contrat. [75]

    Tout contrat, quelle que soit sa nature, donc en théorie également un contrat de bail commercial, entre dans le champ d'application de cette loi et les clauses de celui-ci sont susceptibles d'être revues par le juge lorsqu'elles créent « un déséquilibre manifeste entre les droits et obligations des parties ». [76] Remarquons toutefois que le caractère abusif d'une clause contractuelle devra s'apprécier au moment de la conclusion du contrat, en fonction des circonstances qui entourent cette conclusion, ainsi que de l'économie générale du contrat, des usages commerciaux qui s'appliquent, de même que toutes les autres clauses du contrat, ou d'un autre contrat dont il dépend. [77] Le contrat doit être déséquilibré dans sa fondation; cette loi ne donne donc pas le droit de le revoir en cours de route, si l'évolution des circonstances génèrent un déséquilibre. Dans ce cas, le droit commun reste applicable, augmenté, le cas échéant, dès son entrée en vigueur, des dispositions du nouveau Code civil reconnaissant la théorie de l'imprévision (supra, n° 18).

    21.Dans le contexte de la situation actuelle, lorsque les deux parties subissent toutes les deux une situation qui leur est étrangère, qui impacte fondamentalement l'économie contractuelle, la question se pose des instruments qu'offre le droit civil pour remédier à ce déséquilibre.

    Dans cette mesure, on a pu raisonner en termes de « force majeure » ou de « théorie des risques » [78], pour considérer, par exemple, que le locataire était purement et simplement dispensé de payer son loyer pendant la période de fermeture temporaire [79], à tout le moins dans la mesure où l'interdiction d'ouverture de sa surface impactait son activité. [80]

    Il reste que l'application pure et simple de ces théories palliatives peut aussi conduire à des solutions complexes: non seulement, de manière fort pratique, en raison de la difficulté de concilier ces concepts - dans le contexte du droit des affaires interconnecté et de plus en plus perméable [81] aux concepts et raisonnements d'inspiration anglo-américaine - avec le sens qui leur est donné dans les différents ordres juridiques nationaux. [82] Mais aussi, lorsqu'elle aboutirait à transférer tout le risque financier de la crise sur les épaules d'une seule partie (dans l'exemple précité, le propriétaire) avec la conséquence de la déstabilisation économique dans toute la chaîne de valeur du secteur. [83] Ceci n'est non seulement pas souhaitable, mais pas davantage équitable.

    22.Or, les mécanismes correcteurs de la force obligatoire des contrats, tels que la force majeure (dont la théorie des risques est une application), ne sont en réalité pas étrangers à toute idée du juste ou de l'équité. [84]

    Certes, c'est dans la théorie générale des contrats synallagmatiques qu'il convient de trouver au premier chef les solutions dégagées par l'intermédiaire de la force majeure. [85] Concernant l'article 1722 du Code civil, qui comprend une expression de la théorie des risques dans le droit du bail, le fonctionnement des contrats synallagmatiques lui-même exige qu'en cas d'impossibilité partielle de la jouissance par le preneur (p. ex. parce que la cuisine du preneur reste ouverte et qu'il pratique la vente à distance, alors que l'espace de restauration est frappé d'un ordre de fermeture), la charge du loyer soit répartie entre le bailleur et le preneur pendant la période concernée. En cela, la théorie des risques, exprimée à l'article 1722 du Code civil [86], se rattache plus généralement à l'idée d'équilibre synallagmatique.

    A. De Bersaques écrivait dans sa note sous l'arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 1946 que « lorsque l'exécution d'un engagement n'est que partielle, la prestation du créancier de cet engagement subit une réduction proportionnelle à l'importance de l'inexécution, comme il conste de l'article 1722 du Code civil. En effet, l'obligation du créancier se trouve privée de cause dans la mesure où l'obligation corrélative n'a pas été remplie ». [87] Si l'impossibilité de jouissance est totale, il s'agira là aussi selon nous d'équilibrer la situation afin de ne pas mettre l'ensemble des risques sur le dos d'une seule partie (propriétaire ou locataire). [88]

    Mais ce sont bien ces notions d'équité et de justice qui commanderont, dans un premier de temps de se poser la question de l'aménagement, et, dans un second temps, d'aménager, la règle générale aux cas particuliers lorsque l'application automatique ou purement syllogistique de celle-ci aboutirait à une situation que celles-là réprouvent, au temps et dans l'espace défini du jugement. [89] Cet aménagement n'est pas en soi contraire aux principes: à l'inverse, il est « inhérent à la règle abstraite dans les sciences humaines où la complexité des phénomènes est trop grande, où les lois ne peuvent avoir l'ambition de les intégrer tous sans heurts, même s'ils appartiennent à une même catégorie essentielle ». [90]

    En ce sens, quelle que soit la théorie à laquelle il est recouru pour atténuer la rigueur de certaines obligations contractuelles, la survenance d'un bouleversement radical de l'économie contractuelle en raison de circonstances étrangères aux parties doit donner lieu au rééquilibrage des prestations réciproques. [91] L'évolution légale et jurisprudentielle va indéniablement en ce sens et, quoi qu'en disent les défenseurs du « dirigisme contractuel », la place réservée à la bonne foi, à la loyauté et à l'équité dans les rapports contractuels est de plus en plus importante et tend au « rééquilibrage » des relations entre le créancier et le débiteur. [92]

    Dès lors, pour reprendre l'exemple du bailleur et du locataire, confrontés à une impossibilité de jouissance en raison d'une cause juridique d'empêchement (telle qu'une mesure gouvernementale interdisant l'ouverture du commerce en raison d'une pandémie), c'est bien parce que l'équité réprouverait que l'une ou l'autre des parties supporte l'intégralité du risque que l'on se met en quête d'une théorie exceptionnelle. [93]

    23.L'abus de droit [94] constitue potentiellement, dans le contexte actuel en particulier, le mécanisme correcteur le plus adéquat permettant de répartir entre les parties prenantes les conséquences de la crise sanitaire du coronavirus sur leur contrat, en ne favorisant pas déraisonnablement une partie plutôt que l'autre alors que la situation leur échappe totalement. L'abus de droit interdit en effet d'user d'un droit d'une manière qui excède les limites de l'usage normal de celui-ci par une personne prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances. [95] La sanction d'un tel abus consiste alors en la réduction à l'usage normal de ce droit, en nature ou par équivalent.

    Sur la base de ce qui précède, en fonction des circonstances concrètes de la cause qui devront être appréciées marginalement par le juge, on pourrait considérer qu'un preneur qui s'opposerait, dans son principe, à un propriétaire qui lui demanderait de payer « une partie de loyer » pour la période de confinement, quand bien même l'activité du locataire était totalement à l'arrêt, abuserait de son droit. Il en ira ainsi si l'attitude du preneur ne constitue pas, en l'espèce, l'exercice normal d'un droit par une personne prudente et diligente. [96] La seule discussion éventuelle concernera alors le quantum de cette partie de loyer, qu'il appartiendra, le cas échéant, au juge de trancher. Ce raisonnement peut selon nous également s'appliquer lorsque le locataire pouvait continuer à exploiter partiellement le commerce - quand bien même eut-il décidé de ne pas le faire.

    24.Ce rééquilibrage des droits par le truchement de l'abus de droit et de la fonction modératrice de la bonne foi, afin de rétablir l'équité, s'inscrit, nous l'avons vu, dans la droite ligne de la volonté de tempérance de la rigueur contractuelle, exprimée depuis plusieurs décennies par la jurisprudence et reprise en cela dans certaines législations récentes. [97] Il est, au surplus, parfaitement conforme avec la raison d'être des engagements synallagmatiques et à la collaboration que se doivent les parties dans le cadre de l'exécution de leurs obligations réciproques. [98]

    Fermer la porte de manière restrictive à l'application des théories palliatives à la force obligatoire des contrats en cas de bouleversement majeur et imprévisible de la convention, sous le prétexte qu'elles ne permettraient pas de, ou, pire, ne seraient pas destinées à aboutir à ce résultat, méconnaît la fonction de tempérance de la jurisprudence lorsque les circonstances l'imposent [99] et, encore une fois, procède d'une pensée en silo caractéristique du monde actuel (supra, n° 6).

    On se souviendra, en passant, que d'excellents auteurs avaient combattu l'émergence de la théorie de l'abus de droit en matière extracontractuelle, notamment à la suite des travaux de Josserand et des premiers arrêts de jurisprudence sanctionnant les situations où le titulaire d'un droit abusait de celui-ci. [100] Qui remettrait en cause cette théorie aujourd'hui? Il ne fait en effet plus de doute que, par exemple, le titulaire d'un droit de propriété peut abuser de son droit lorsqu'il demande la destruction d'un mur qui dépasse illégalement de quelques millimètres sur son terrain. En soi, sans identifier d'intention de nuire et exerçant indéniablement un droit personnel (le droit de propriété), il reste que, selon les circonstances, une telle demande du propriétaire du terrain peut être considérée comme dépassant l'exercice de l'usage normal du droit de propriété, c'est-à-dire l'usage de ce droit tel qu'il est généralement apprécié afin de permettre la vie en société. Consacrant cette fonction modératrice de la bonne foi - sans pour autant la détacher de la responsabilité civile contractuelle ou extracontractuelle de celui qui abuse de son droit -, la Cour de cassation a bel et bien permis de sanctionner l'exercice du droit « dans des conditions contraires à la morale sociale généralement admise » [101], donc à l'équité.

    IV. Une dynamique contractuelle pragmatique et un rôle du juge renforcé

    25.Les observations qui précèdent nous semblent conduire à l'observation d'un certain paradoxe: d'une part, le législateur a la volonté, sous l'influence du droit de la consommation et de la pratique anglo-saxonne, de légiférer pour régler autant que possible les cas concrets et d'embrasser toutes les circonstances qui peuvent survenir; d'autre part, la mondialisation et la rapidité des échanges (notamment parce que les crises qu'elles génèrent sont sans précédent et d'ampleur globale) ont conduit plus que jamais à un besoin de flexibilité et ont renforcé l'exigence de pouvoir recourir à un juge pragmatique et appliquant une balance des intérêts en présence.

    Si les théories classiques du droit des obligations permettent cette flexibilité et offrent au juge un panel de mesures permettant de rééquilibrer la dynamique contractuelle, les législations modernes ferment peu à peu ces portes et transforment le juge en un simple exégète des termes techniques de la règle que l'on veut la plus claire possible. Or, cette ambition de clarté du texte - aussi détaillé qu'il fût - est nécessairement vouée à l'échec. Un texte juridique n'est en réalité jamais « clair »: la clarté est éminemment subjective et dépend nécessairement de l'interprète et de ce qu'il considère comme un texte clair. [102]

    Nous pensons au contraire que le rôle du juge, a fortiori en des temps troublés, est fondamental et doit être renforcé. Cela vaut sur la forme, c'est-à-dire quant à l'organisation de la procédure et à la flexibilité qui doit être offerte au magistrat quant aux outils permettant le traitement optimal de la cause. Cela vaut aussi sur le fond, quant aux mécanismes prévus par le droit matériel permettant de trancher la situation de la manière la plus juste possible. En voulant cadrer excessivement le rôle du juge, les législations modernes risquent au contraire de le priver du même coup de la flexibilité qui doit être la sienne [103] lorsque l'économie contractuelle se trouve bouleversée. [104]

    Cette flexibilité était pourtant possible en vertu des concepts dégagés et précisés par la jurisprudence, tel qu'en particulier l'abus de droit. [105] Cette théorie permet, selon nous, d'aller, en cas de crise, jusqu'à rééquilibrer les obligations des parties à un contrat synallagmatique et de répartir optimalement les risques entre elles, afin d'assurer la stabilité macroéconomique.

    Aucun législateur, aussi technique soit-il, ne remplacera la capacité du juge à mettre en balance les intérêts et à apprécier les équilibres nécessaires à la vie sociale et économique. C'est ainsi que l'utile et le juste pourront se combiner optimalement. [106]

    [1] Avocat au barreau de Bruxelles, Clifford Chance LLP. L'auteur remercie Me Henri d'Ursel et Me Dorothée Vermeiren pour leurs commentaires avisés. L'attention est attirée sur le fait que la matière de la présente contribution est arrêtée en septembre 2020.
    [2] Sur le thème de l'accélération du temps juridique dans la société contemporaine, consulter F. Ost, P. Gerard et M. Van de Kerchove, L'accélération du temps juridique, Bruxelles, Presses Université Saint-Louis, 2000.
    [3] Pour reprendre l'expression de Y. Cartuyvels et F. Ost, in Crise du lien social et crise du temps juridique, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 1998, p. 32.
    [4] De nombreux articles et contributions de la rédaction ont été publiés au jour de la présente publication. Consulter le dossier spécial du Journal des Tribunaux sur le Coronavirus, J.T., 2020/18, p. 325; voir aussi M. De Potter De Ten Broeck, « Een pandemie als overmacht, overmacht als een pandemie? », R.D.C., 2020, p. 246.
    [5] V. Kepenne, « COVID-19. Les solutions apportées par le gouvernement pour éviter ou réduire la présence physique lors de réunions de l'organe d'administration ou d'assemblées générales », R.D.C., 2020/3, p. 407.
    [6] B. Inghels et Z. Pletinckx, « Un moratoire pour les entreprises pendant la durée de la crise du Covid-19 », J.T., 2020, p. 351.
    [7] « Cotisations sociales. Coronavirus et mesures de soutien ONSS: ratification légale et modalités », Fiscologue, 2020/20, p. 13.
    [8] Loi du 27 mars 2020 donnant habilitation au Roi d'octroyer une garantie d'Etat pour certains crédits dans la lutte contre les conséquences du coronavirus et modifiant la loi du 25 avril 2014 relative au statut et au contrôle des établissements de crédits et des sociétés de bourse (M.B., 31 mars 2020, p. 22.187); arrêté royal du 14 avril 2020 portant octroi d'une garantie d'état pour certains crédits dans la lutte contre les conséquences du coronavirus (M.B., 15 avril 2020, p. 26.211); arrêté ministériel du 29 avril 2020 pris en exécution de l'article 8, § 2, de l'arrêté royal du 14 avril 2020 portant octroi d'une garantie d'état pour certains crédits dans la lutte contre les conséquences du coronavirus visant à établir la procédure de demande de dérogation du montant visé à l'article 8, § 1er, 1° (M.B., 4 mai 2020, p. 30.304).
    [9] F. George et N. Ouchinsky, « Le sursis temporaire légal en faveur des entreprises. Commentaires de l'arrêté royal n° 15 du 24 avril 2020 », B.J.S., 2020/649, p. 1.
    [10] Consulter D. Yernault, « 1914-1918: le droit économique et la guerre », in L'Etat et la propriété, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 418.
    [11] J. Englebert, « Covid-19 et procédure civile: analyse critique de l'arrêté royal n° 2 », For. ass., 2020/5, p. 1.
    [12] C. Perelman, « Ordre juridique et consensus », J.T., 1982, p. 132; voir aussi B. Colmant (Du rêve de la mondialisation au cauchemar du populisme, Waterloo, Renaissance du Livre, 2019) qui examine notamment les différences entre les systèmes de pensée latins - déductifs - et anglo-saxons - inductifs - pour expliquer le triomphe du capitalisme anglo-saxon et « l'auto-combustion » du modèle social-démocrate européen d'après-guerre: « Le système déductif consiste à se baser sur un principe général supérieur pour classer ou qualifier les observations particulières qui en découlent. Inversement, le système inductif part des faits particuliers vers les lois qui les régissent, des effets vers les causes. Pour les communautés européennes, le mode de raisonnement considéré comme le plus rigoureux et comme le seul valable est la déduction. L'induction est perçue comme moins fiable car expérimentale et spéculative. L'humilité d'être confronté à tout moment à un meilleur modèle imaginé par un concurrent est cependant, incidemment, la raison pour laquelle les communautés anglo-saxonnes sont sources de progrès: le modèle d'entreprise et les principes de gestion sont débattus en permanence. Il n'y a pas de réussite postulée, mais plutôt des succès précaires devant sans cesse faire leurs preuves et être à nouveau soumis au risque, notamment par le réinvestissement des profits. L'économie capitaliste anglo-saxonne est ainsi, par nature, mouvante et inductive. »
    [13] P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, Bruxelles, Bruylant, 2010, t. 1, p. 12.
    [14] H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 1962, p. 8 (« le droit qui nous régit à l'heure actuelle, celui qui, devant les cours et tribunaux, constitue le droit applicable, n'est demeuré celui du code que dans la forme. Dans son esprit, il a été considérablement amendé, et dans certaines parties, complètement transformé par les moeurs et la jurisprudence. » (souligné par l'auteur)); voir aussi X. Dieux, « Vers un droit 'post-moderne'? (quelques impressions sceptiques) », in Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 71.
    [15] X. Dieux, « 'Efficient Justice Hypothesis': libres pensées sur une 'Politique du Juge' en droit économique », in Le magistrat et le professeur. Hommage à Walter van Gerven, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 225.
    [16] P. Van Ommeslaghe, « La Cour de cassation et le droit des obligations conventionnelles », J.T., 2007 (n° spécial), p. 656.
    [17] X. Dieux, « Vers un droit 'post-moderne'? (quelques impressions sceptiques) », Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 67.
    [18] B. Frydman, Le sens des lois , 2e éd., Bruxelles-Paris, Bruylant-L.G.D.J., 2007, pp. 584 et s.
    [19] H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 1962, p. 22 (« La loi ne demeure toujours qu'une faible image de la vie. Liée au caractère de généralité inhérent à toute règle, elle ne vaut que comme solution moyenne. C'est un vêtement de confection qui convient à tout le monde parce qu'il ne va bien à personne. A la jurisprudence est dévolue l'adaptation aux réalités concrètes, aux cas d'espèce. Et cette fois, la justice exige un vêtement sur mesure. De là, un travail de limitation, d'adaptation et de finesse, qui fait ressortir les imperfections cachées de la règle générale et, en la décantant, l'affine et la perfectionne. » (souligné par l'auteur)); C. Perelman, « Ordre juridique et consensus », J.T., 1982, p. 133 (« (…) chaque ordre juridique secrète des institutions qui mettent au point, grâce à la logique juridique, les instruments les plus aptes à rendre le système acceptable, parce que juste et équitable »); X. Dieux, « Tendances générales du droit contemporain des obligations. 'Réforme et contre-réforme' », Les obligations contractuelles, E. du Jeune Barreau, 2000, p. 3.
    [20] P. Lecoq, Manuel de droit des biens, Bruxelles, Larcier, 2012, t. 1, pp. 143 et s. et pp. 365 et s.
    [21] H. De Page et R. Dekkers, Traité élémentaire de droit civil belge, Bruxelles, Bruylant, 1952, p. 896, n° 1032.
    [22] G. Lewkowicz, « Le droit dans les choses. Le futur du droit », Conférence du Centre Perelman de philosophie du droit du 22 octobre 2015, consultable sur www.philodroit.be/.
    [23] On ne cessera d'ailleurs de soulever le paradoxe d'un droit européen de plus en plus anglo-saxonisé, alors que la très grande majorité des Etats membres de l'Union européenne sont des pays, soit de droit civil, soit disposant d'un système juridique différent du système de common law. Il en va a fortiori ainsi dès lors que le Royaume-Uni n'est plus dans l'Union européenne. Sur les problèmes d'application que la régulation européenne peut générer, notamment dans la combinaison d'un système basé sur la « compliance » et le système de responsabilité civiliste, voir X. Dieux et N. Vanderstappenivate, « Enforcement Regime: The Confrontation between a Compliance-based System and the General Principles of Civil Law », MiFID II & MiFIR: Capita Selecta, Limal, Anthemis-Intersentia, 2018, p. 329.
    [24] Cette volonté de couvrir les cas concrets ressort assez clairement de l'exposé des motifs de l'avant-projet de loi portant insertion des dispositions relatives à la responsabilité extracontractuelle dans le nouveau Code civil rédigé par la Commission de réforme du droit de la responsabilité instituée par l'arrêté ministériel du 30 septembre 2017, 22 août 2018: « Le Code civil comporte actuellement six articles, en tout et pour tout, pour régir l'ensemble du contentieux de la responsabilité extracontractuelle. Ce petit nombre d'articles, restés pratiquement inchangés depuis 1804, si l'on fait toutefois abstraction de l'article 1384, alinéa 2 et de l'article 1386bis ajouté ensuite, offre un contraste saisissant avec l'ampleur qu'a pris ce contentieux. (…) Par le fait (ndr. lire ce) même, il laisse un large pouvoir d'interprétation et de création aux tribunaux sous le contrôle de la Cour de cassation. La seule lecture des textes du Code civil ne permet donc pas d'avoir une vue précise de l'état du droit de la responsabilité civile. »
    [25] Ch. Perelman, L'empire rhétorique, 2e éd., Paris, Vrin, 2012, p. 67.
    [26] X. Dieux et N. Vanderstappen, « Les états de l'urgence (en droit des sociétés et en droit financier) », in L'entreprise face à l'urgence, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 12.
    [27] X. Dieux et N. Vanderstappen, « Private Enforcement Regime: The Confrontation between a Compliance-based System and the General Principles of Civil Law », MiFID II & MiFIR: Capita Selecta, Limal, Anthemis-Intersentia, 2018, p. 342 et références citées. A noter: un jugement inédit du tribunal de première instance de Bruxelles du 16 avril 2018 a confirmé la subsidiarité des principes généraux de la responsabilité civile dans le contexte du respect par un prestataire de services financiers de ses obligations MiFID. Ainsi, le tribunal a considéré qu'un banquier, qui avait cependant respecté ses obligations en vertu du contrat d'investissement conclu avec le client ainsi qu'en vertu de la réglementation MiFID, pouvait néanmoins ne pas s'être comporté comme un banquier prudent et diligent et avoir violé son devoir général de prudence, en n'informant pas le client que l'ordre passé par le client dépassait les limites du contrat d'investissement.
    [28] Voir X. Taton, « Les procédures dérogatoires et accélérées en droit bancaire et financier », in J.-F. Van Drooghenbroeck (coord.), Les actions en cessation, Coll. C.U.P., vol. 87, Bruxelles, Larcier, 2006, p. 163.
    [29] Instaurée par la loi du 25 décembre 2016 (M.B., 30 décembre 2016).
    [30] X. Dieux et N. Vanderstappen, « Les états de l'urgence (en droit des sociétés et en droit financier) », in L'entreprise face à l'urgence, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 12.
    [31] Dans un texte datant de 1977 (« Projets de réformes et fonctions juridictionnelles », J.T., 1977, p. 544), le procureur général Dumon écrivait, au sujet de la « spécialisation » du personnel judiciaire: « Ce sont évidemment ceux qui journellement, dans leurs activités pratiques - dans le commerce, l'industrie, la banque, l'administration - ou dans leur enseignement et d'autres missions scientifiques, sont en présence de questions et de problèmes économiques qui croient apercevoir la nécessité de la spécialisation de 'juges économiques', et dès lors préconisent celle-ci avec conviction et même autorité. Le phénomène est normal et naturel. Ces hommes et femmes d'action ou de science voient leurs problèmes … mais ont moins l'occasion d'apercevoir ceux qui surgissent dans bien d'autres branches de la vie de la société, et ils ont dès lors tendance à les ignorer ou à les négliger (…) » Voir également sur cette question, J. Van Compernolle, « Le rôle et la mission du juge dans le contentieux économique et social », Rev. prat. soc., 1978, p. 1; G. Horsmans, « L'évolution du contentieux économique et commercial », L'évolution du droit judiciaire au regard du contentieux économique, social et familial. Travaux des XIe journées d'études juridiques Jean Dabin, Bruxelles, Bruylant, 1984, p. 915.
    [32] J.-F. Van Drooghenbroeck, « Le juge des référés, hors la loi? », in Questions de droit judiciaire inspirées de l''affaire Fortis' », Bruxelles, Larcier, 2011, p. 113.
    [33] Quoique cette conception étroite - défendue lors des travaux préparatoires de la loi de 1876 introduisant le Code judiciaire - résultât d'une interprétation manifestement erronée de l'intention du législateur français (voir sur cette question X. Dieux, « La formation, l'exécution et la dissolution des contrats devant le juge des référés », in Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, pp. 685 et 690).
    [34] X. Dieux et N. Vanderstappen, « Les états de l'urgence (en droit des sociétés et en droit financier) », in L'entreprise face à l'urgence, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 45; H. Boularbah et X. Taton,« Les procédures accélérées en droit commercial (référé, comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes): principes, conditions et caractéristiques », in Le tribunal de commerce, procédures particulières et recherche d'efficacité, Bruxelles, Ed. du Jeune Barreau, 2006, p. 7.
    [35] Cass., 9 septembre 1982, Pas., 1983, I, p. 48 (« La défense faite par l'article 1039 aux ordonnances sur référé de porter préjudice au principal n'interdit pas au juge d'examiner les droits des parties, sous réserve de ne point ordonner des mesures qui porteraient à celles-ci un préjudice définitif et irréparable. »).
    [36] La Cour de cassation, dans un arrêt du 13 septembre 1990 (Pas., 1990, I, 41) confirmait que les parties pouvaient recourir au référé, non seulement en cas de crainte d'un préjudice d'une certaine gravité, voire d'inconvénients sérieux qui rendent une décision immédiate souhaitable, mais aussi « lorsque la procédure ordinaire serait impuissante à résoudre le différend en temps voulu, ce qui laisse au juge des référés un large pouvoir d'appréciation en fait et, dans une juste mesure, la plus grande liberté ».
    [37] X. Taton, « La balance des intérêts ou l'incertitude traditionnelle du référé », in J. Englebert, Questions judiciaires inspirées de l''affaire Fortis', Bruxelles, Larcier, 2011, p. 155.
    [38] X. Dieux et N. Vanderstappen, « Les états de l'urgence (en droit des sociétés et en droit financier) », in L'entreprise face à l'urgence, Bruxelles, Larcier, 2018, p. 45.
    [39] En excluant les jugements rendus sur la compétence (ce qui ne se confond pas avec la juridiction, c.-à-d. notamment, la compétence des juridictions étrangères ou des tribunaux arbitraux) et les jugements avant dire droit, sauf lorsque ceux-ci comprennent également un aspect définitif, ce qui est précisément le cas lorsque ces jugements tranchent également la question de la recevabilité (tel que, typiquement, la compétence des juridictions étrangères). Encore a-t-il été démontré que l'appel immédiat resterait toujours possible contre des mesures d'instruction prononcées avant dire droit, puisque celles-ci le sont nécessairement après que le juge a rendu un jugement sur la recevabilité (art. 875bis C. jud.), jugement définitif par hypothèse, pour autant cependant, a rajouté le législateur dans la réforme du 6 juillet 2017, que la recevabilité ait été contestée. Pour être complet, on notera encore que l'art. 875bis, al. 2, qui prévoit que, lorsque la recevabilité a été contestée, le juge doit trancher cette question avant de se prononcer sur la demande avant dire droit ne semble concerner que les demandes de mesures d'instruction, à l'exclusion des cas où la demande vise à régler provisoirement la situation des parties. Dans ce dernier cas, même en cas de contestation de la recevabilité, il semble que le juge puisse ordonner la mesure avant dire droit avant de trancher la recevabilité et donc dans un jugement non appelable immédiatement. Sur ces questions, A. Hoc, « L'appel des jugements avant dire droit après la loi dite 'Pot Pourri V' », R.D.J.P., 2017, p. 176.
    [40] Voir art. 1047, al. 1er, C. jud., tel que modifié par la loi du 6 juillet 2017. Voir J.-F. Van Drooghenbroeck et A. Hoc, « L'appel en hochepot (pourri) », J.T., 2019, p. 777.
    [41] Voir art. 23 C. jud., modifié par la loi du 19 octobre 2015. Les termes de la loi ayant créé une certaine confusion, une loi du 21 décembre 2018 est venue préciser cet article, qui se lit désormais comme ceci: « L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet de la décision. Il faut que la chose demandée soit la même; que la demande repose sur la même cause, quel que soit le fondement juridique invoqué; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. L'autorité de la chose jugée ne s'étend toutefois pas à la demande qui repose sur la même cause mais dont le juge ne pouvait pas connaître eu égard au fondement juridique sur lequel elle s'appuie. » Voir sur cette question, J.-F. Van Drooghenbroeck et F. Balot, « Extension de l'autorité de la chose jugée par la loi 'Pot-Pourri I' du 19 octobre 2015 », in Pot-Pourri I et autres actualités de droit judiciaire, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 293.
    [42] Art. 744 C. jud.
    [43] D. Matray et G. Matray, « L'arbitrage et les sociétés: introduction », L'arbitrage et les sociétés. Actes du colloque du Cepani du 14 novembre 2019, Bruxelles, Cepani-Kluwer, 2019, p. 1. Il reste que pour être parfaitement efficace, le recours à l'arbitrage doit reposer sur un juge national qui l'est également (le juge du siège de l'arbitrage). Les parties qui avaient choisi de localiser l'arbitrage à Bruxelles s'en mordent parfois les doigts. Comment leur expliquer, en effet, qu'alors que leur différend a été tranché en quelques mois par les arbitres, elles doivent attendre plusieurs années pour voir la juridiction belge statuer sur un recours en annulation introduit par le perdant? Tout cela a potentiellement une conséquence radicale: les entreprises, dans leurs contrats, choisissent de localiser l'arbitrage à l'étranger. Elles rendent de ce fait compétentes les juridictions d'un autre état pour appuyer l'arbitrage, quand bien même la relation juridique sous-jacente comporterait une dimension fortement belge. Les avocats engagés seront étrangers, l'institution d'arbitrage également. Renforcer l'efficacité de la justice belge et singulièrement bruxelloise est un enjeu économique: pour nos entreprises d'abord, qui méritent, on l'a dit, que leurs différends soient tranchés rapidement, mais aussi pour le secteur juridique dans son ensemble. Avant la crise du coronavirus, le poids économique du secteur des avocats à Bruxelles représentait 1,23% du PIB régional, autant que l'horeca (J. Balboni, « A Bruxelles, le PIB généré par les avocats est comparable à celui de l'horeca », L'Echo, 12 novembre 2019).
    [44] D. Mougenot et J. Vanderschuren, « Procédure civile: 2017, année électronique? », J.T., 2017, p. 409.
    [45] L'exécutif est intervenu pour régler provisoirement l'organisation des audiences et les dépôts de conclusions. Arrêté royal n° 2 du 9 avril 2020 concernant la prorogation des délais de prescription et les autres délais pour ester en justice ainsi que la prorogation des délais de procédure et la procédure écrite devant les tribunaux (M.B., 9 avril, p. 25.727). Cet arrêté royal a été modifié par l'arrêté royal du 28 avril 2020 (M.B., 28 avril 2020, p. 29.444).
    [46] Au début de la crise du coronavirus, avant l'entrée en vigueur de l'arrêté royal précité, voir S. Lepage, « Une première pour faire face au coronavirus: une audience du tribunal correctionnel de Malines via vidéoconférence », www.RTBFinfo.be (30 mars 2020); avant le coronavirus, la loi du 29 janvier 2016 relative à l'utilisation de la vidéoconférence pour la comparution d'inculpés en détention préventive (M.B., 19 février 2016) prévoyait la possibilité pour les détenus en détention préventive de se voir ordonner la comparution par vidéoconférence par la chambre du conseil ou la chambre des mises en accusation. Cette loi a toutefois été annulée par la Cour constitutionnelle par l'arrêt du 21 juin 2018 (arrêt n° 76/2018, http://www.const-court.be; note R. Vilain, « Inverdenkinggestelden in voorlopige hechtenis. Vernietiging van verschijning via videoconferentie », N.J.W., 2019, p. 246. Voir aussi M. Chiavario, « La vidéoconférence comme moyen de participation aux audiences pénales », Rev. trim. dr. h., 2008/73, p. 223.
    [47] D. Mougenot et J. Vanderschuren, « Procédure civile: 2017, année électronique? », J.T., 2017, p. 409; J.-P. Buyle et A. van den Branden, « Les étapes de la robotisation de la justice », in L'intelligence artificielle et le droit, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 260.
    [48] On a ainsi pu légitimement s'étonner de la réponse gouvernementale à la crise du coronavirus qui a consisté, notamment, à prolonger les délais pour le dépôt des conclusions pendant la durée du confinement (J. Englebert, « Covid-19 et procédure civile: analyse critique de l'arrêté royal n° 2 », For. ass., 2020/5, n° 204, p. 1). Il était cependant techniquement parfaitement possible de maintenir les délais existants et cette mesure a contribué à inutilement allonger des délais de procédure, dont la durée en temps normal, est déjà incompréhensible pour le commun des mortels.
    [49] Compte tenu de ces exigences de flexibilité et d'efficacité, combinées désormais à la conjoncture économique, l'institution de la réorganisation judiciaire est particulièrement sollicitée. On apprenait récemment que les tribunaux tablent sur une augmentation de 30% du nombre de procédures dans les prochaines semaines/mois (L'Echo, 28 mai 2020). Cela a fait dire au père de la réorganisation judiciaire, l'ancien ministre et avocat Alain Zenner (Traité du droit de l'insolvabilité, Limal, Anthemis, 2019, 1900 p.), que celle-ci serait, dans une version facilitée et, notamment, dépouillée des avantages qu'elle confère aux créanciers étatiques (ONSS, administration fiscale), bien plus efficace que les mesures temporaires de gel des faillites adoptées par le gouvernement pendant la période de confinement (Le Soir, 12 mai 2020 et L'Echo, 19 mars 2020).
    [50] J.-P. Buyle et A. van den Branden, « Les étapes de la robotisation de la justice », in L'intelligence artificielle et le droit, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 260; A. van den Branden, Les robots à l'assaut de la justice. L'intelligence artificielle au service des justiciables, Bruxelles, Larcier, 2019; E. Palmerini, « The interplay between law and technology, or the RoboLaw project in context », in Law and Technology, The Challenge of Regulating Technological Development, Pise, Pisa University Press, 2013, p. 7; M. Hildebrandt, « Technology and the end of law », in Facing the Limits of the Law, Berlin, Springer, 2009, Chap. 23.
    [51] G. Vanderstichele, « Artificiële intelligentie ter ondersteuning van menselijke rechtspraak », N.J.W., 2020, p. 611.
    [52] G. Vanderstichele, « Artificiële intelligentie ter ondersteuning van menselijke rechtspraak », N.J.W., 2020, p. 622.
    [53] X. Dieux, L'Empire des choses. Liberté, complexité, responsabilité, Académie Royale de Belgique, pp. 39 et s.
    [54] Cass., 6 juillet 1933, Pas., 1993, I, p. 285; P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, 1re éd., Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 158; De Page, Traité, 3e éd., t. II, p. 453. Pour une approche historique du principe de la convention-loi et de l'adage pacta sunt servanda, voir J.-F. Romain,« Le principe de la convention-loi (portée et limites): réflexion au sujet d'un nouveau paradigme contractuel », in Les obligations contractuelles, Bruxelles, Ed. du Jeune Barreau, 2000, pp. 43 et s., spéc., pp. 45 et s.
    [55] Cass., 31 octobre 1935, Pas., 1936, I, p. 22; Cass., 13 juin 1963, Pas., 1963, I, 1078; Cass., 14 avril 1994, Pas., 1994, I, 365; Cass., 13 avril 1956, R.C.J.B., 1957, p. 85 et la note J. Heenen; Cass., 20 avril 2006, R.G.D.C., 2009, p. 34; Liège, 27 juin 1995, J.L.M.B., 1996, p. 100 et la note P. Wery.
    [56] Ainsi que nous le verrons, la situation devrait changer de lege ferenda, avec l'entrée en vigueur du nouveau Code civil, qui reconnaît la théorie de l'imprévision (voir infra, n° 0).
    [57] Cass., 30 octobre 1924, Pas., 1924, I, p. 565.
    [58] Cass., 7 septembre 2012, R.G.D.C., 2013, p. 88, note P. Wery; Cass., 15 octobre 1987, Pas., 1988, I, 177; Cass., 19 novembre 1982, Pas., 1983, I, p. 342; Cass., 19 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 256; H. De Page, Traité, t. 2, 3e éd., p. 454; P. Wery,« Le contrat, la clause pénale, le juge et l'équité », R.G.D.C., 2013, p. 90.
    [59] D. Philippe, Changement de circonstances et bouleversement de l'économie contractuelle, Bruxelles, Bruylant, 1986; voir aussi, S. Heremans, « Le bouleversement de l'économie contractuelle à la suite d'un changement de circonstances: quelques éclairages nouveaux », R.G.D.C., 2000, p. 479 (première partie) et 572 (deuxième partie)
    [60] C'est le cas en droit administratif français, dans la jurisprudence du Conseil d'Etat (arrêt Compagnie générale d'éclairage de Bordeaux, req. n° 59928, disponible sur www.legifrance.fr) et, récemment, dans le Code français de la commande publique (art. L. 6, al. 2, 3°: « Lorsque survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l'exécution, a droit à une indemnité. »). La théorie développée par la jurisprudence du Conseil d'Etat s'inscrit toutefois dans des limites strictes (notamment la nécessité d'assurer, par le recours à la théorie de l'imprévision, la continuité du service public). De plus, alors que l'imprévision n'avait jamais pénétré la jurisprudence des juridictions civiles, qui s'étaient toujours opposées à sa reconnaissance (Cass. fr. (civ.), 6 mars 1876, D.P, 1876, I, p. 193, note A. Giboulot), le nouveau Code civil français a expressément reconnu cette théorie à l'art. 1195, en vertu duquel: « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe. » (voir P. Accaoui Lorfing, « L'article 1195 du Code civil français ou la révision pour imprévision en droit privé français à la lumière du droit comparé », R.D.A.I., 2018, p. 448). La théorie de l'imprévision est également reconnue en droit allemand et en common law (P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, 1re éd., Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 794).
    [61] Voir l'art. 79 de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises, permettant d'exonérer une partie de sa responsabilité ou de justifier une renégociation du contrat, en cas de circonstances modifiées qui n'étaient pas raisonnablement prévisibles lors de la conclusion du contrat et qui sont incontestablement de nature à aggraver la charge de l'exécution du contrat (voir Cass., 19 juin 2009, D.A.O.R., 2010, 149, note D. Philippe); J. Dewez,« La théorie de l'imprévision au regard de l'article 79 de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises », Revue européenne de droit privé, 2011, p. 101. Voir aussi l'art. 6.2.3 des Principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international (2010), en vertu duquel, « 1) En cas de hardship, la partie lésée peut demander l'ouverture de renégociations. (…) 4) Le tribunal qui conclut à l'existence d'un cas de hardship peut, s'il l'estime raisonnable: a) mettre fin au contrat à la date et aux conditions qu'il fixe; ou b) adapter le contrat en vue de rétablir l'équilibre des prestations ».
    [62] Comm. Bruxelles, 16 janvier 1979, J.T., 1980, p. 458, note D. Philippe; Liège, 28 avril 1920, Pas., 1920, II, 153.
    [63] X. Dieux, « Réflexions sur la force obligatoire des contrats et sur la théorie de l'imprévision en droit privé », in Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 650.
    [64] Voir le dernier livre de B. Colmant, Hypercapitalisme. Le coup d'éclat permanent, Renaissance du Livre, 2020, p. 99.
    [65] Cass., 14 octobre 2010, Pas.,2010, I, p. 2646.
    [66] Voir Cass., 1er octobre 2010, Pas., 2010, I, p. 2470, qui a validé la position de la cour d'appel de Gand, qui avait considéré que la demande d'indemnisation pour une violation d'une obligation de distribution dans le cadre d'une convention de brasserie, formulée près de 10 ans après le manquement allégué, relevait d'un abus de droit et devait, en conséquence, être déclarée non fondée. L'arrêt de la Cour de cassation est rendu sur la base de l'art. 1134 C. civ. et sur l'interdiction pour une partie d'abuser de ses droits, plus particulièrement, d'exercer un droit d'une manière qui excède manifestement les limites de l'exercice normal de ce droit par une personne prudente et diligente. Néanmoins, certains auteurs ont voulu voir dans cet arrêt une reconnaissance implicite de la théorie de la rechtsverwerking par la Cour de cassation (voir P. Bazier,« Abus de droit, rechtsverwerking et sanctions de l'abus de droit », R.G.D.C., 2012, p. 393 et S. Jansen et S. Stijns, « Rechtsverwerking aanvaard als toepassing van rechtsmisbruik? », R.W., 2011-2012, p. 143).
    [67] Sur la notion de « circonstances nouvelles », voir L. Linders, « Hoe 'nieuw' moeten de 'nieuwe omstandigheden' zijn? », R.A.B.G., 2016, 1200. Voir aussi, M. de Potter de ten Broeck, « De Belgische wetgever en de imprevisieleer », R.W., 2015-2016, 843-854.
    [68] X. Dieux, « Réflexions sur la force obligatoire des contrats et sur la théorie de l'imprévision en droit privé », in Droit, morale et marché,Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 657.
    [69] Doc. parl., Ch. repr., 2019-2020, Doc. 0174/001 du 16 juillet 2019.
    [70] Doc. parl., Ch. repr., 2019-2020, Doc. 0174/001, p. 297.
    [71] E. Dirix et P. Wery, « Le nouveau Code civil: un état de la situation », R.G.D.C., 2020, p. 322.
    [72] Voir supra, note 67. On note que l'art. 38/9, § 1 et 2, de l'arrêté royal du 14 janvier 2013 établissant les règles générales d'exécution des marchés publics, comprend une application limitée de la théorie de l'imprévision, en prévoyant que: « Les documents du marché prévoient une clause de réexamen, telle que définie à l'article 38, fixant les modalités de la révision du marché lorsque l'équilibre contractuel du marché a été bouleversé au détriment de l'adjudicataire par des circonstances quelconques auxquelles l'adjudicateur est resté étranger. L'adjudicataire ne peut invoquer l'application de cette clause de réexamen que s'il démontre que la révision est devenue nécessaire à la suite des circonstances qu'il ne pouvait raisonnablement pas prévoir lors du dépôt de son offre, qu'il ne pouvait éviter et aux conséquences desquelles il ne pouvait obvier, bien qu'il ait fait toutes les diligences nécessaires. »
    [73] Les travaux préparatoires renvoient ainsi à la thèse de Denis Philippe précitée, qui définissait la théorie de l'imprévision comme celle visant « à faire admettre la réalisation ou l'adaptation du contrat lorsque surviennent des circonstances présentant ces caractéristiques: 1) être extérieures à la partie qui l'invoque; 2) être imprévisibles et inévitables; 3) entraîner à coup sûr un bouleversement de l'économie contractuelle » (D. Philippe, Changement de circonstances et bouleversement de l'économie contractuelle, Bruxelles, Bruylant, 1986, p. 660).
    [74] M.B., 24 mai 2019. La réglementation des clauses abusives entre en vigueur le 1er décembre 2020 et est applicable aux contrats conclus, renouvelés ou modifiés après cette date, mais ne s'applique pas aux contrats en cours à cette date (art. 39 de la loi du 4 avril 2019 précitée, modifié par la loi du 27 mai 2020).
    [75] Voir l'étude de R. Jafferali,« Les clauses abusives dans les contrats B2B après la loi du 4 avril 2019 ou le règne de l'incertitude », J.T., 2019, p. 273. Voir aussi, entre autres, I. Claeys et T. Tanghe, « De b2b-wet van 4 april 2019: bescherming van ondernemingen tegen onrechtmatige bedingen, misbruik van economische afhankelijkheid en oneerlijke marktpraktijken », R.W., 2019-2020, pp. 323 et 363; S. Geiregat et R. Steennot, « Impact van de B2B-wet op de wilsautonomie en de rechtszekerheid: een rechtsvergelijkende analyse », T.P.R.,2019, p. 973.
    [76] Art. VI.91/3, § 1er nouveau CDE.
    [77] Force est de constater que cette loi va fort loin, notamment en présumant de façon irréfragable certaines clauses comme abusives, notamment les clauses suspensives purement potestatives au profit du créancier ou les clauses résolutoires purement potestatives, qui ne sont pourtant pas considérées comme illicites en droit civil (P. Van Ommeslaghe, Obligations, 2010, pp. 1741 et s). Ceci est dès lors susceptible d'entraîner des difficultés particulières dans les opérations, notamment les cessions d'entreprises, lorsque certaines obligations sont consenties sous réserve de l'approbation du conseil d'administration. Une interprétation raisonnable de l'interdiction prévue par l'art. VI.91/4, 1°, CDE s'impose. Il semble par ailleurs cependant qu'il faille déduire de la formulation de l'art. VI.91/4, 1°, que celui-ci ne s'étend pas aux clauses simplement potestatives, c.-à-d. celles qui, outre la volonté d'une partie, dépendent également d'un élément extérieur, lié au hasard ou à la volonté d'un tiers (R. Jafferali, « Les clauses abusives dans les contrats B2B après la loi du 4 avril 2019 ou le règne de l'incertitude », J.T., 2019, p. 303). La prudence s'imposera également vis-à-vis de l'interdiction d'une clause qui a pour objet, « en cas de conflit, faire renoncer l'autre partie à tout moyen de recours contre l'entreprise » (art. VI.91/4, 4°, CDE), en tout cas en ce qu'elle devrait être interprétée, d'après les travaux préparatoires, comme visant l'hypothèse où le contrat comprend un recours à l'arbitrage (Doc. parl., Ch. repr., 2018-2019, n° 1451/003, p. 37). Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une erreur de l'auteur de cette mention, sans doute peu rompu au mécanisme de l'arbitrage, et qu'en aucun cas, on ne saurait considérer que la clause d'arbitrage exclue le recours à un juge au sens de cette disposition (M. Berlingin, « La clause d'arbitrage dans les contrats entre entreprises n'est pas abusive », J.T., 2020, p. 174).
    [78] P. Van Ommeslaghe, Obligations, 1re éd., t. I, n° 564.
    [79] M. Higny, « Le paiement du loyer et des charges au bailleur dans le bail d'un bien immeuble face au coronavirus », J.T., 2020, p. 265. Voir aussi, sur la question plus générale de la force majeure dans le contexte de la crise du coronavirus, F. Glansdorff, « La force majeure à l'heure du coronavirus », J.T., 2020, p. 326; A. Hoet en S. Voet, « Overmacht door corona in contractuele relaties », R.W., 2020-2021, p. 203; J. van Zuylen, « Coronavirus et force majeure: questions choisies », R.G.D.C., 2020, p. 382.
    [80] Contra M. Higny,« Le paiement du loyer et des charges au bailleur dans le bail d'un bien immeuble face au coronavirus », J.T., 2020, p. 268. Ainsi que l'auteur l'a indiqué, la matière de cette publication est arrêtée en septembre 2020. Depuis lors, certains courants se sont dégagés auprès des juges de paix; le plus dominant semblant être celui en vertu duquel, sur la base de l'article 1722 du Code civil, le locataire est dégagé de l'obligation de payer les loyers pour la période de confinement. La matière reste, évidemment, évolutive.
    [81] Notamment, au travers de la jurisprudence des tribunaux arbitraux (X. Dieux, « Réflexions sur la force obligatoire des contrats et sur la théorie de l'imprévision en droit privé », in Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 669 et les références citées).
    [82] P. van Ommeslaghe, « Les causes de force majeure et d'imprévision (Hardship) dans les contrats internationaux », Rev. trim. dr. com., 1980, pp. 16 et s. Un contrat n'est de plus pas systématiquement soumis au droit pratiqué par ceux qui l'ont rédigé et il peut en résulter une inadéquation des concepts utilisés.
    [83] S. Heremans, « Le bouleversement de l'économie contractuelle à la suite d'un changement de circonstances: quelques éclairages nouveaux », R.G.D.C., 2000, p. 579. Voir l'interview récente de Alain Zenner dans L'Echo, « Alain Zenner, avocat: 'Le gel des faillites comportait des effets pervers' », 9 septembre 2020.
    [84] Le droit des contrats renvoie d'ailleurs expressément à la notion d'équité - ainsi d'ailleurs qu'à la nature des choses - à l'art. 1135 C. civ., en vertu duquel « les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature », bien que cette disposition contienne vraisemblablement « moins une source propre de droits et d'obligations qu'une directive pour la recherche des conséquences que la nature du contrat peut impliquer » (X. Dieux, « Réflexions sur la force obligatoire des contrats et sur la théorie de l'imprévision en droit privé », in Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 658).
    [85] Cass., 27 juin 1946, R.C.J.B., 1947, p. 269 (et la note A. De Bersaques); P. Van Ommselaghe, Obligations, 1re éd., 2010, t. II, p. 846. Voir par ailleurs les réserves exprimées par le procureur général Dumon quant au rôle trop large que l'on pourrait reconnaître à « l'équité » (F. Dumon,« La mission des cours et tribunaux. Quelques réflexions », J.T., 1975, p. 543). Voir aussi l'extrait des conclusions de l'avocat général Hayoit de Termicourt précédant l'arrêt de la Cour de cassation du 27 juin 1946, R.C.J.B., 1947, p. 272 (« La règle que, dans les contrats synallagmatiques, l'extinction des obligations d'une partie par la force majeure entraîne l'extinction des obligations corrélatives de l'autre partie se déduit déjà de la définition de pareils contrats, qui sont constitués par des obligations réciproques (C. civ., art. 1102). Si l'extinction des obligations d'une partie n'entraînait pas celle des obligations de l'autre partie, celle-ci resterait tenue unilatéralement, ce qui ne se concilie pas avec la nature même du contrat synallagmatique. Dans ce contrat, l'obligation d'une partie conditionne l'obligation de l'autre partie en manière telle que, l'une des obligations disparaissant, l'autre n'a plus de raison d'être. »).
    [86] Cette disposition prévoit expressément qu'en cas de perte fortuite partielle de la chose louée, « le preneur peut selon les circonstances demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail ».
    [87] A. De Bersaques, note sous Cass., 27 juin 1946, R.C.J.B., 1947 , p. 274, spéc. p. 282.
    [88] A. De Bersaques, note sous Cass., 27 juin 1946, R.C.J.B., 1947 , p. 274, spéc. p. 285: « Il est (…) conforme à l'intérêt général de favoriser le plus possible la formation des contrats en allégeant les risques qu'ils comportent et en assurant notamment les parties que, si un cas de force majeure vient entraver leur exécution, la perte qui en résultera ne pèsera pas tout entière sur un seul des contractants, mais sera répartie entre eux. (…)[Lorsqu'un] cas fortuit vient empêcher l'exécution d'un des engagements et rompre ainsi cet équilibre, il importe de le rétablir en partageant entre les deux contractants la perte née de ce cas fortuit. » Cet auteur ajoute: « Il serait, dès lors, contraire à la loi du contrat, à la bonne foi, à l'équité et à la commune intention des parties, dont les articles 1134, 1136 et 1156 du Code civil imposent le respect, de forcer un des cocontractants à remplir ses engagements sans recevoir en échange la prestation qui lui fut promise. Cela reviendrait en effet à bouleverser complètement l'économie de la convention en substituant un contrat à titre gratuit au contrat à titre onéreux que les parties ont entendu conclure, et à méconnaître 'l'égalité entre les prestations, qui est l'essence des contrats commutatifs' (Cass., 13 juillet 1923, Pas., 1923, I, p. 441). »
    [89] J. Dubaere, « Een brug over troebel water », R.W., 1988-1989, pp. 1417 et s., spéc. p. 1419; dans le contexte de l'exercice de l'option offerte par l'art. 1184 C. civ. au créancier, entre l'exécution en nature du contrat ou la résolution de celui-ci en cas d'inexécution fautive de la part du débiteur, la jurisprudence a toujours considéré, même avant l'heure de la formalisation de la théorie de l'abus de droit, qu'il appartenait au juge de vérifier que le manquement invoqué présente un caractère « suffisamment » ou « assez » grave pour justifier le choix de la demande en résolution d'un contrat synallagmatique plutôt que celui de l'exécution forcée en nature (P.-A. Foriers, « Observations sur le thème de l'abus de droit en matière contractuelle », R.C.J.B., 1994, p. 189, spéc. p. 220). Cette règle a été expressément qualifiée par la Cour de cassation de « disposition d'équité » (Cass., 22 novembre 1894, Pas., 1895, I, p. 11). Sur l'abus de droit de demander l'exécution forcée d'une convention plutôt que la résolution avec dommages-intérêts, voir Cass., 6 janvier 2011, R.G.D.C., 2012, 388.
    [90] P.-A. Foriers, « Réflexions sur l'équité et la motivation des jugements », R.C.J.B., 1956, p. 87, spéc. p. 89.
    [91] D. Philippe, Changement de circonstances et bouleversement de l'économie contractuelle, Bruxelles, Bruylant, 1986, pp. 610 et s. Comparer P.-A. Foriers, « Observations sur le thème de l'abus de droit en matière contractuelle », R.C.J.B., 1994, p. 189, spéc. p. 233.
    [92] X. Dieux, Tendances générales du droit contemporain des obligations : 'Réforme et contre-réforme', Bruxelles, Ed. du Jeune barreau, 2000, p. 3. En droit économique et financier également, on a assisté ces dernières décennies au développement d'une interprétation de la règle en fonction de certaines valeurs sociales et de l'éthique d'une part (interprétation axiologique) et de la finalité de la norme et du système dans laquelle celle-ci s'intègre d'autre part (interprétation téléologique) (X. Dieux, « 'Efficient Justice Hypothesis': libres pensées sur une 'Politique du Juge' en droit économique », in Le magistrat et le professeur. Hommage à Walter van Gerven, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 236; voir aussi, X. Dieux, « L'application de la loi par référence à ses objectifs: esquisses de la raison finaliste en droit privé », Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 43).
    [93] P.-A. Foriers, « Observations sur le thème de l'abus de droit en matière contractuelle », R.C.J.B., 1994, p. 189, spéc. p. 190.
    [94] P.-A. Foriers, « Observations sur le thème de l'abus de droit en matière contractuelle », R.C.J.B., 1994, p. 189; P. Van Ommeslaghe, « Abus de droit, fraude aux droits des tiers et fraude à la loi », R.C.J.B., 1976, p. 303.
    [95] Cass., 10 septembre 1971, R.C.J.B., 1976, p. 300; Cass., 19 octobre 1989, Pas., 1989, I, p. 212; Cass., 30 octobre 2014, Pas., 2014, I, p. 2392.
    [96] A l'inverse, la position du propriétaire serait abusive si celui-ci refuse tout proposition amiable de son locataire et exige l'intégralité du loyer.
    [97] Une dynamique similaire - là aussi sous l'influence des circonstances macroéconomiques et de l'équité des cas concrets (P.-A. Foriers, « Réflexions sur l'équité et la motivation des jugements », R.C.J.B., 1956, p. 87) - a été constatée dans l'évolution dont a, au fil des temps et avec certains allers-retours, fait l'objet le concept d'intérêt social en droit des sociétés. Celui-ci a connu une tension entre une conception actionnariale - et sans doute, dans une certaine mesure, contractuelle - de la société et une conception plus pragmatique - sans doute plus institutionnelle -. Consulter X. Dieux, « L'intérêt social: pour une approche pragmatique », (obs. sous Cass., 28 novembre 2013), J.T., 2018, p. 597; voir, sur l'idée que la perte de puissance du dirigisme contractuel s'explique par le fait que le paradigme de l'Etat providence a succédé à celui de l'Etat libéral, voir F. Romain, « Le principe de la convention-loi (portée et limites): réflexion au sujet d'un nouveau paradigme contractuel », in Les obligations contractuelles, Bruxelles, Ed. du Jeune Barreau, 2000, pp. 52 et s.
    [98] De Page, qui, se référant à Demogue, évoquait l'idée que « la solidarité qu'établit, en vue de l'utilité sociale, le lien contractuel, défend à chacune des parties de se désintéresser de l'autre. Toutes deux doivent, mutuellement et loyalement, se fournir tout l'appui nécessaire pour conduire le contrat à bonne fin. On ne se retranche pas dans son égoïsme » (De Page, Traité, 3e éd., t. II, p. 461).
    [99] S. Stijns, « Abus, mais de quels droits? », J.T., 1990, p. 39; voir sur la fonction modératrice de la bonne foi, J.-F. Romain, « Le principe de la convention-loi (portée et limites): réflexion au sujet d'un nouveau paradigme contractuel », in Les obligations contractuelles, Bruxelles, Ed. du Jeune Barreau, 2000, p. 96.
    [100] J. Dabin, Le droit subjectif, p. 289 cité par P. Van Ommeslaghe,« Abus de droit, fraude aux droits des tiers et fraude à la loi », R.C.J.B., 1976, p. 308; voir aussi, J. Dabin et A. Lagasse, « Examen de jurisprudence. La responsabilité délictuelle et quasi délictuelle (1959 -1969) », R.C.J.B., 1963, pp. 276-279.
    [101] P. Van Ommeslaghe, « Abus de droit, fraude aux droits des tiers et fraude à la loi », R.C.J.B., 1976, p. 333.
    [102] Un consensus sur la clarté d'un texte n'est en réalité qu'un consensus entre les interprètes, à un moment donné: Ch. Perelman, L'empire rhétorique, 2e éd., Paris, Vrin, 2012, p. 67; B. Frydman, Le sens des lois, 2e éd., Bruxelles-Paris, Bruylant-L.G.D.J., 2007, p. 586.
    [103] « L'office de la loi est de fixer par de grandes vues les maximes générales du droit, d'établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. C'est aux magistrats et aux juristes, pénétrés de l'esprit général des lois, à en diriger l'application ... Il y a une science pour les législateurs comme il y en a une pour les magistrats; et l'une ne ressemble pas à l'autre. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière les principes les plus favorables au droit commun; la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre par une application sage et raisonnée aux hypothèses prévues. » (Portalis,« Discours préliminaire »).
    [104] En ce sens, J. Dubaere, « Een brug over troebel water », R.W., 1988-1989, pp. 1417 et s., spéc. p. 1421.
    [105] Sur le rejet de la théorie de l'imprévision, car d'autres théories en remplissent parfaitement le rôle, voir l'excellente étude de X. Dieux, « Réflexions sur la force obligatoire des contrats et sur la théorie de l'imprévision en droit privé », in Droit, morale et marché, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 649; P. Wery,« L'imprévision et ses succédanés » (note sous Liège, 27 juin 1995), J.L.M.B., 1996, p. 102.
    [106] Pour reprendre la comparaison proposée par J.-F. Romain, « Le principe de la convention-loi (portée et limites): réflexion au sujet d'un nouveau paradigme contractuel », in Les obligations contractuelles, Bruxelles, Ed. du Jeune Barreau, 2000, p. 57.